samedi, janvier 31, 2009

Où va la Russie, et la France avec elle ?



Puzzle


° Etre réaliste ▪
° L’argent et l’attendrissement ▪
° Le dilettantisme, gage du bon sens ▪
° L’humanisation de la démocratie…
sous l’influence du totalitarisme soviétique ▪
° L’osmose des mœurs ▪
° Une nouvelle NEP ▪
° L’État démissionne-t-il ? ▪
° Les principes et les idées : leur rôle en Europe ▪
° Une enfance dans le ventre du Léviathan soviétique ▪
° Le cosmopolitisme, ou le regard sur la Terre ▪
° Cellules cancéreuses de la culture contemporaine ▪
° L’acméisme de la pensée ▪
° Sauver la Russie de la dictature, c’est sauver l’Europe ▪

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Cette étude doit son apparition au fait qu’en mars 2008 je fus invité à l’émission de la Chaîne Parlementaire qui portait le même titre. Etant fort, comme les Russes le sont souvent, en esprit d’escalier, j’ai mis mes pensées sur papier bien après, mais l’actualité reste, curieusement, la même. Mieux, la guerre en Géorgie et la faillite du système bancaire appuient mes prémisses.


Être réaliste


Une biographie plus ou moins officielle du président P… (cent mille exemplaires hors commerce…) est parue, par une plume autorisée (invitée ?) à pratiquer le révisionnisme de l’époque soviétique.
« On raconte aujourd’hui beaucoup des choses, écrit-elle. On dit, entre autres, qu’après la guerre, pour un retard de quinze minutes, on mettait les gens dans un camp de concentration pour dix ans. Mais voilà la vérité (« Pravda » ?) : deux amoureux, Golubeva et Sokolov, ouvriers dans la même usine que le père (?) de Poutine, s’absentèrent durant tout un mois. Il ne s’agit pas d’un quart d’heure, vous êtes bien d’accord, n’est-ce pas ? (quel taquin, cet auteur kagébé), et on ne leur a donné que 5 ans par personne. »
Dis-moi qui est ton biographe, je te dirai qui tu es.
Mais voilà un récit d’Anne E… qui vit maintenant en France, narrant comment elle a seulement failli d’être en retard en ce temps-là. « La fameuse ordonnance sur les petits retards venait d’être publiée. Moi, je me fatiguais beaucoup à mon travail, de plus, j’avais deux petits enfants que j’élevais seule puisque mon mari, mobilisé, se trouvait encore à l’armée. Pour aller au boulot, je prenais un tramway qui circulait mal. Il fallait sortir bien en avance, et l’attendre à l’arrêt. Et voilà ce qui se passa un jour : je n’avais pas entendu le réveil. Je levai la tête, regardai le cadran et compris que j’aurais dû déjà être à l’arrêt du tramway. Dieu merci, il n’était pas loin de la maison. J’enfilai mes bottes de feutre, jetai mon manteau par-dessus ma chemise de nuit et courus dehors. Et je vis le tramway, il était encore à l’arrêt ! Je courus vers lui et le hélai, encore et encore, mais il démarra ! Je courus et criai : Au secours ! Au secours ! Et j’eus de la chance..! Le conducteur m’entendit ! Il s’arrêta ! »
Voilà une image de notre mère Russie : une femme affolée, en manteau par-dessus sa chemise de nuit, qui court après un tramway en hurlant : « Au secours ! ».
Et puis, je vois le rejeton du kagébé décoré de la Légion d’honneur. Je suis perplexe, vous l’admettez ? Même si je suis reconnaissant envers la France qui m’accorda le refuge, me sauvant de ce même kagébé en 1975.
« Il ne faut faire peur à personne. Il ne faut sortir son revolver que quand vous avez décidé de tirer. Vous pouvez être en conflit avec quelqu’un, mais ne sortez votre arme qu’au moment où vous avez pris la décision définitive : oui, maintenant je tire ». (Biographie de P…, p. 29)
Allons, parlons franchement de tout.

Gare de l’Est. Une foule immense. Un train de banlieue, ne serait-ce qu’un seul, partira-t-il ? On ne sait pas. On attend en silence. Le soir, les gens sont peu bavards.
La grève dure déjà depuis plus d’un mois, marquant à jamais l’arrivée du nouveau premier ministre. C’est une nouvelle tête promue par les « nouveaux Français » qui avaient eu l’intuition du retour du « capitalisme classique ». Une fois de plus, la Russie avait marqué les esprits : ceux qui n’étaient « rien » sous le régime communiste, devenaient tout, ou presque : des milliardaires. Appliquant des méthodes cruelles, il est vrai. En France, elles sont plus douces : privatisations, « délocalisations », restructurations. Ou encore, locations ; le loyer, une ressource très importante pour les banques, une sorte d’ « impôt sur l’infortune », imposé sur la population, sur 40 % d’entre elle. Voici les cartes du poker des capitaux, dans les capitales de l’Europe.
Ici, à la Gare de l’Est, les gens sont debout et ils attendent. J’attends avec eux un train hypothétique pour retourner à Gagny, dans ma caverne. On ne sait s’il viendra.
Soudain, le cri d’une femme :
« Seigneur Jésus ! C’est pas possible, Seigneur ! Fais quelque chose ! »
Elle se trouve tout près, dans la première rangée attendant le train. Une femme de couleur, une Martiniquaise, peut-être.
« Je n’en peux plus..! »
Silence des milliers de gens. Eux en peuvent encore, et même pas mal, parfois.
Elle continue à crier et ne peut pas s’arrêter. Des sanglots secs. Elle ne s’en tirera pas toute seule, c’est clair.
Les gendarmes ont entendu le cri et ils vont vers elle, fendant la foule. L’un d’eux la touche à l’épaule :
« Madame, vous venez avec nous ? »
Il la conduit, et l’autre porte sa sacoche.
Des milliers de gens attendent debout, espérant voir partir un train.
Paris était très animé en ce temps-là, ses trottoirs et ses pavés étaient remplis de piétons. Une multitude de vélos, comme en Chine… (le rêve des entrepreneurs de l’Europe unie ?) On prépare des pistes cyclables à Paris, d’ailleurs. Pour des raisons écologiques. Moi, je suis pour. Alors, je suis content quant aux vélos.

Qu’un président fasse ceci et ne fasse pas cela, le problème n’est pas là. Il est inquiétant que des domaines entiers de la vie soient frappés d’ineptie ; la presse ne publie plus… les philosophes ne réfléchissent plus… les sociologues n’analysent plus… Les journalistes et les politiciens répètent : « la croissance… le pouvoir d’achat… » à la hâte, courant d’un salon à l’autre.

L’Abbé Pierre décéda le 22 janvier 2007 à l’hôpital militaire du Val de Grâce. Il avait 94 ans.
Je l’avais « invité » chez moi, et il était venu : j’entends par là sa préface à mon livre Dans la rue, à Paris . Qui d’autre que lui se serait senti aussi libre à l’égard des cloisons de « rang » et de « strate » ?
Par qui d’autre aurais-je rêvé d’être « reconnu » ?
Il n’a pas oublié de m’envoyer un cadeau de Noël, son dernier livre : Mon Dieu, pourquoi ? À sa parution, tous les médias crièrent : « ah, lui aussi ! » Mais non, pas du tout. Il a raconté une tentation. Et s’ils avaient le courage, eux, d’ouvrir les coulisses de leurs orgies, cela remplirait des volumes… des dossiers…

D’ailleurs, en France, on reste indifférent envers le geste de charité. Parfois, on ressent l’approbation : il soulage la conscience. En Russie actuelle, la charité rencontre un obstacle complémentaire : le mépris du public envers ceux qui aident. Un prêtre parisien, Pedro Meca, m’avait fait part de ces impressions, après son voyage à Moscou et à Saint-Pétersbourg. De même, la littérature post-soviétique traite les marginaux avec une moquerie cruelle.

La « récupération de l’Abbé » alla à toute vitesse. Des fonctionnaires parlaient de lui avec des larmes (au moins) dans la voix, le ministre du Logement – quelle doit être la dimension du problème, s’il a son ministre dans le gouvernement! (« Depuis 1945 », précise-t-on) – se souvient de l’abbé avec émotion. Un député, « membre de la commission », déclara que la loi sur « le droit au logement opposable » portera le nom de l’Abbé Pierre. Ce qui fut tout de suite démenti : ce n’était qu’un projet… passerait-il encore…
Pérennisera-t-on ainsi le problème du siècle – celui du logement ?
(Dieu n’a pas permis de ridiculiser le nom de son saint : sur les trois mille dossiers déposés, dit-on, on a attribué, depuis 9 mois, 8 appartements…)
Parce que la France moderne a besoin de nouveaux pauvres, pour proposer à l’économie ce qu’elle part chercher ailleurs. Il faut du temps, pour tourner le volant de l’État et appauvrir une partie de la classe moyenne. Dans cette affaire, le loyer est un instrument efficace : donner une moitié de son salaire, et plus, pour pouvoir dormir chez soi, ce n’est pas une blague. L’argent des loyers (déloyal ?) va directement dans les banques, pour être ensuite investi (dans les spéculations à la bourse ?) etc.

Il est rassurant quand même qu’ils trouvent nécessaire de s’associer à la gloire du « champion de l’humanisme ». Voilà le « facteur moral » dans la politique, difficile à soupeser mais réel. Évidemment, les « sociologues » s’en moquent, mais les image maker le prennent en considération.

En France, un million et demi de citoyens cherchent donc un habitat HLM. Cent cinquante mille n’ont rien, dont la moitié dort dans la rue. Les gens qui s’empressent d’honorer la mémoire de l’Abbé sur l’écran de la TV ont promis aux Enfants de Don Quichotte 27 000 logements. En réalité, seule une trentaine de campeurs du canal Saint Martin avait été logée (sur deux cents). Pour les autres, s’il gèle, on ouvre les salles de sport, les stations de métro…

L’Abbé n’était pas hostile à l’État, mais se mêlait de la politique de manière inattendue et à sa façon. Est-il possible d’appliquer son expérience, d’en faire une règle ? Pas évident. Son testament est : « restez ouverts à l’inattendu » ! C’est une approche d’artiste : faire confiance à l’inspiration, à l’intuition …
Il avait écrit le scénario de ses obsèques. La lecture est tirée, évidemment, de la première Épître aux Corinthiens, ch. 12 et 13, sur l’amour. À quoi s’ajoute l’épisode frappant d’Emmaüs chez Luc : « Restez avec nous car le soleil décline, et le soir approche… » La response pascale : « je vous envoie comme une brebis parmi les loups… » La TV, philosophe, a montré à ce moment une énorme photo de l’Abbé et, tout de suite après, les premières rangées de fauteuils, avec les ministres.
Ils n’avaient pas le choix : qui aurait manqué ces obsèques ? D’ailleurs, pour quelle raison ? Ainsi, les pauvres politiciens ont entendu des récits de la misère et les éloges de la bonté ! Une goutte de tout ça restera peut-être dans leur âme. Le Président était immobile, la ministre de la Défense chantait l’Agnus Dei, le ministre de l’Intérieur a été sifflé à l’entrée. Quand le cercueil passa sur le parvis, les Enfants de Don Quichotte ont hissé une tente. Finalement, à qui reviennent les fruits de la « récupération », aux héritiers de l’Abbé ou à l’équipe des « finances libérées »… Les voies du Seigneur sont insondables.

On devait me changer le chauffe-eau surchauffé. Un électricien est venu, un Kabyle, troublé et irrité. A l’entrée, il avait rencontré le syndic (celui-là même qui ressemble à un Giscard épuisé) qui ne voulait pas le laisser entrer en disant qu’il n’avait rien à faire ici, parce qu’il était venu travailler au noir ! Qu’il connaissait « ce genre de personnes » ! L’électricien montra le papier, en disant qu’il allait travailler chez M. Bokov. « Je ne connais pas ce nom », dit le vieux, en cédant néanmoins.
Le Kabyle parla de son travail dans des quartiers chauds (s’il faut y changer un chauffe…). Là-bas, il ne ferme jamais sa camionnette pour éviter qu’on lui casse la porte. En s’y rendant, il essaie de savoir le mot de passe du lieu. Il m’en a montré un : c’est un signe fait avec les doigts, comme dans la langue des sourds-muets. Chaque bande a son « geste de passe », elle peut contrôler l’étranger sur son territoire.

« Ton téléphone ne répond pas, dis-je. – Mais oui, dit-il, désormais je vis dans une caravane (touristique). – Plus de travail ? – Mais si, je travaille dans la même agence (touristique…). On m’a augmenté le loyer, en plus, le divorce est prononcé, j’ai une pension à payer. Pas d’argent. Un appart à Paris commence à mille, mes mille cinq cents euros ne suffisent pas. On m’a proposé d’ailleurs une banlieue, j’y suis allé pour voir, beaucoup de racaille, les vitres cassées, plus de portes d’entrée, dégoûtant. Et toi ? Ils ne t’augmentèrent pas ? – Mais si, 350 euros… pour 7 mètres carrés. – Et moi, j’ai dix mètres à l’intérieur, dix de terrasse et trente de terrain. Le tout pour 15 euros par mois. Plus l’eau et l’électricité. – Plus la caravane, dis-je. – Mais oui, la caravane maintenant, c’est un château familial, il passe d’une génération à l’autre. – Quand nous avions notre régime soviétique là-bas, chez nous, vous ici, en France, vous viviez mieux », plaisantai-je.


L’argent et l’attendrissement


« Donne à celui qui te demande », dit une maxime évangélique, étrangement non-conditionnelle, en une seule phrase isolée. Nous la concrétisons nous-même suivant notre bon sens, notre bon goût. Une moniale m’a dit qu’elle attendait, avant de donner une aumône, que la pièce devienne chaude dans sa main.
A Jéricho, un cercle d’enfants m’a entouré, demandant « un dollar » à l’étranger flagrant que j’étais. Je n’avais pas d’argent mais un petit cornet de grains de potiron grillés. « Qui veut un dollar ? » Sur les mains tendues je mettais des grains ! Une seconde perplexes, les enfants ont accepté tout de suite le jeu : « Et moi, j’en veux un autre ! Et moi, trois dollars, s’il vous plaît ! ». Qu’est-ce que c’était gai et drôle ! Il n’y avait qu’un seul garçon qui s’ennuyait : « C’est pas un dollar… il me faut un dollar… ».
Et si on ne donne pas trois kopecks d’euro mais un billet ? À Paris j’ai vu un homme pauvre, au sac à dos usé, un SDF classique, qui comptait ses pièces jaunes. Très concentré, sérieusement. J’ai demandé si je pouvais lui offrir quelque chose. Oui, s’il vous plaît. Je lui ai donné cinq euros. Son visage s’illumina : évidemment, un problème réel s’était résolu. Il m’a remercié avec une telle joie, une telle chaleur que je me suis souvenu de lui toute la semaine suivante, en ressentant son plaisir. J’ai « acheté » pour cinq euros tant de bonheur qui, normalement, en vaudrait mille !
Cela se passa différemment, un jour à Naples, où je donnai au mendiant un billet de dix mille lires, le seul argent que j’avais, tout simplement pour répondre à la maxime sans condition (donnez, si on vous demande). Ses yeux ont flashé comme ceux… d’un carnivore. Rien d’autre. Il est étonnant que l’argent puisse provoquer une brillance pareille.

Sur l’autoroute, les camions roulent l’un derrière l’autre. Et puis soudain, l’un quitte sa file et commence à dépasser son collègue. C’est toujours lent, encombrant. Enfin, dès qu’il peut se rabattre, le conducteur du camion dépassé lui fait un appel de phare : ok, tu peux. Que c’est touchant, cette scène : le dépassement, c’est de la rivalité, une partie de lutte, et voilà qu’on est solidaire !
Bien sûr, au fond, on y trouve la collaboration professionnelle, et donc finalement, un « intérêt ». Mais on peut lire la bonté gratuite des saints comme « une collaboration professionnelle ». Avec son « intérêt » de rester humains.

Restons humains : écrivons-le sur les armes de l’Europe ! Au-dessus de la croissance à tout prix (et de tous les prix) !

Il est très touchant quand même que les gens fassent la queue et mettent une petite enveloppe dans la boîte. Un Monsieur prononce le nom de celui qui vient de signer dans le registre, « Monsieur Pierre Duval… » et un autre termine « …a voté ! » et appuie sur la bascule. L’enveloppe tombe dans l’urne. La quantité d’enveloppes attribue le pouvoir dans l’Etat à une personne pour 5 ans. Sans effusion de sang, sans hélicoptères « crachés » (par qui ? ah, ce n’est qu’une faute d’orthographe ? ) et sans thé empoisonné. Même si les « spécialistes » (sociologues ?) cherchent comment influencer le monticule dans la boîte transparente.
J’en suis attendri, jusqu’au picotement dans les yeux. Pourquoi ceci se passe autrement en Russie ? Qu’est-ce qu’il y a de spécifique, d’inaccessible aux Russes ?
Alors, c’est la « voiture » même qui est différente ? Elle est construite ainsi, et bien réglée, et rien ne dépend d’un voiturier ? Un peu à gauche, un peu à droite.
Mais le maximum d’information n’est pas rien, c’est sûr. Pouvoir, c’est savoir.

Et les Enfants de Don Quichotte, héritiers de l’abbé Pierre, ses élèves, amis des misérables, chantent et dansent sur la place de la République. Eux, ils ne dorment pas dans la rue. Les résidants de la rue sont silencieux, fatigués, épuisés. Elle est agréable, cependant, cette fête. Une cinquantaine d’associations se sont réunies, grillent des merguez et mangent des sandwiches. La jeunesse monte sur le monument, certains y jouent des scènes. Vers deux heures du matin, des types soûls commencent à venir, avec des bouteilles dans les poches, et je m’en vais.
Il y a beaucoup de piétons, sortant des restaurants, la panse bien remplie, gais. Il y a encore des cafés ouverts d’où sort le bruit sourd des conversations. Des groupes de fumeurs à l’entrée : il est interdit de fumer à l’intérieur. L’air frais nocturne, Paris de nuit vu de la hauteur d’un vélo : la ville magique, étrange, fantomatique.

…je m’apprêtais à garer ma voiture mais une autre bondit et me coupa la route. « Écoutez, dis-je, déjà épuisé par les recherches, cette place est à moi. – Mais non, j’attends depuis un moment, en plus cette place est du bon côté, le mien ! ». En effet, je étais arrivé le premier côté gauche, et la place était en face. Dans la promiscuité parisienne on le néglige, même si la police verbalise, parfois. Nous discutions. Mon rival était énergique, 45 ans environ. Une nouvelle voiture arriva, avec une dame au volant. Entendant la dispute, elle hésita. « Mathilde, prends la place, je te dis ! l’encouragea mon concurrent. Et elle la prit. Il m’a souri, content : « Vous avez perdu ! »
Il a ressenti tant de joie de cette minuscule victoire, qu’encore aujourd’hui je m’en souviens avec plaisir ; j’écarte les mains et dis : « Vous avez perdu ! »
Il avait partagé avec moi, croirait-on, son allégresse triomphante.

Mais je voudrais éclairer ma palette sombre de Van Gogh avec quelques touches impressionnistes, grâce à un autre homme qui s’est adressé à moi hier, d’un trottoir à Châtelet : « Vous cherchez une place, n’est-ce pas ? Justement, je vais à ma voiture, elle est à une vingtaine de pas, suivez-moi… »
Ou encore ça. La pluie venait de tomber, et je regardais, perplexe, le siège mouillé de mon vélo : m’y asseoir, brrr… Un jeune homme qui attendait quelqu’un à la sortie de La Muette fit un pas vers moi, tendant une serviette en papier, gêné un peu lui-même de la délicatesse de son geste.

Mais il faut l’équilibrer… par ce jeune homme à Poitiers. Je sortais de la gare devant lui et tenais la porte, attendant qu’il la rattrape, comme tout le monde le fait. Mais le jeune homme… passa par l’encablure de la porte que je retenais grande ouverte, sans la reprendre, sans dire merci, impassible…

Contenu nutritif presque zéro… théâtre, show, costumes… articles dans la presse, développant les sujets des échanges lors d’un dîner, entre deux verres et sept huîtres… être lui… être avec elle… to be or not to be… Gala Mathieu, vedette de la TV et de la politique.


Le dilettantisme, gage du bon sens


Se laver les yeux par la contemplation du masque mortuaire de Pascal. La tristesse de pureté qu’on peut y boire. J’ai frémi et je me suis presque effrayé quand je vis ce masque ranimé, devenu le visage d’un homme assis à côté de moi : les plis mélancoliques descendaient de ses narines vers les coins de sa bouche. La tristesse de sa lèvre inférieure. Les profils de ses voisines lui servaient de fond pour rappeler, inévitablement, La Lamentation du Christ, par Mantegna. Où l’on voit deux femmes en noir, avec la grimace des pleurs (mes yeux me brûlent…)

Monter sur une colline et saisir en une seule vue toute l’humanité avec son histoire. Si on le peut, bien sûr. Aux jours de ma jeunesse, je ressentais, parfois, un « creux d’estomac » à la vue des volumes de Hegel : tout était dedans, à portée de main ! J’essayai de monter, mais presque à l’instant même, des ajustements, réparations et complétions commençaient… finalement, il était clair que la belle vue avait disparu avec le philosophe ; que le tableau magnifique qu’il avait peint n’était plus là (la fiction de l’illusion ?)
L’essentiel n’est pas dans les prémisses et les règles du procédé philosophique (toute polémique tourbillonne autour de lui), mais dans le fait que l’histoire avait commencé pour nous « à l’improviste », il y a 6 000 ans, et pour moi, encore plus récemment, avec mes 12-13 ans, quand je vis l’édition de la Chronique de Nestor.
Pour beaucoup, l’Histoire n’existe pas.
Des temps encore plus anciens il ne reste qu’une dizaine de crânes, des millions de tonnes de pétrole (ça, c’est bien, c’est bien !) et la lumière des étoiles mortes. « L’homme préhistorique » a revêtu les peaux de… saint Jean-Baptiste que l’on aperçoit sur les icônes et les tableaux médiévaux : ainsi le Précurseur était transféré, changeant de figure, même dans les manuels scolaires soviétiques.

À la vue du fiasco des systèmes et des théories générales, j’ai éprouvé de la sympathie vis-à-vis des détails concrets dont l’évolution parut traçable. Par exemple, l’habeas corpus, possession du corps propre, inviolabilité de ce dernier, base des futurs droits de l’homme. Le chef de la tribu en disposa grâce à sa force physique et le partagea avec ses proches, puisqu’ils acceptaient d’être la prolongation exécutive de sa volonté. L’habitude se cristallisa et se figea dans le droit (pourquoi, d’ailleurs ?).
Le christianisme tout jeune du temps de Clovis n’avait pas encore son instrument d’influence, l’Église. Cependant, le cercle des « affranchis » s’élargissait, au 12ème siècle il comprenait déjà le roi, la chevalerie et le clergé. Pourquoi tout allait relativement sans épines ? Il n’y a pas de réponse « scientifique ». Cela vaut-il la peine de chercher une réponse hégélienne en évoquant les mystères de l’esprit absolu, ou encore, comme le font les historiens positivistes d’aujourd’hui, en repoussant la cause des causes toujours plus loin dans le temps et dans l’espace ? Les auditeurs se contentent d’habitude d’un premier « parce que », les plus exigeants sont satisfaits avec un deuxième « puisque ».

Le droit coutumier (« l’habitude ») se fige dans les différents codes et devient définitif, comme si la fixation par écrit lui communiquait une immuabilité particulière, ce qui se passait à Rome. Au 17ème siècle en Angleterre, et dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en France au 18ème, l’habeas corpus concerne une couche de population encore plus large ; au 20ème il appartient, en principe, à tous.

Son expression extrême, c’est l’abolition de la peine de mort. Les spasmes du nazisme et du fascisme vaincus, le droit de la possession exclusive de son propre corps, est confirmé. La prolongation sociale du corps – la propriété de biens – n’a pas cette garantie absolue, sa réglementation est opaque.

Nous observons une évolution dans l’histoire, mais les critères de notre approche paraissent temporaires, une sorte de « convention culturelle ».
Certes, elle se justifie par la tolérance.
Nous n’avons pas d’instrument de vérification d’un jugement porté sur l’histoire, puisque le temps de l’histoire, notre temps, n’a qu’une place unique : un événement est édité en un seul exemplaire et pris dans le cadre du passé accompli. À côté, nous n’avons que si et peut-être. Nos tableaux du passé ne peuvent être que convaincants, vu l’absence de l’original.

Je suis conscient de mon dilettantisme, mais dois-je abandonner l’intention de réfléchir ?
Bien sûr, je voudrais posséder tout le matériel ; on connaît des cas d’érudition vertigineuse, mais ils sont accompagnés – Dieu sait pourquoi ? – d’une rigidité de professionnalisme.
Au début du 17ème siècle, on croyait plus Aristote qui avait décrété la perfection des corps célestes (puisqu’ils se trouvent dans le ciel, où tout est parfait…), que Galilée qui de ses propres yeux avait vu les montagnes sur la Lune, dans son télescope. Ses collègues écrivaient des démentis et exigeaient des sanctions contre lui, tenant « venir et voir » pour un labeur inutile.
Il me semble que, si au lieu de liberté, on parlait de l’inviolabilité de la personne humaine, on l’accepterait sans difficulté. Mais la liberté primaire a des degrés ; en prison, disons, existe le droit et la liberté d’accès aux toilettes, par exemple. En France, on aime l’adage, « ma liberté se termine là où commence celle d’autrui ». L’égoïsme paraît ici levé, en effet, puisqu’on ne dit pas « la liberté d’autrui se termine là où… » À ce propos, cette essentielle autolimitation échappa à Soljenitsyne quand, frappé par la vue de la consommation déraisonnable, il se lança dans une féroce dénonciation de l’Occident.

Deux ans après l’assassinat d’Anna Politkovskaya, les journalistes français la nomment, ouvertement, « notre consœur Anna ». Cela touche. On rend au sentiment humain ce qui lui revient, la solidarité avec une victime en Russie lointaine. Rien n’est donc perdu, à notre étrange époque où l’on s’empresse d’évacuer la morale de la vie politique de l’Europe unie, comme si elle était l’ennemie numéro un de l’économie libérale.
Ce qui est vrai, peut-être.

Verser le sang ou le sucer, la différence est radicale, bien sûr, vous l’admettrez. Verser, c’est plus rapide et plus effrayant. Quand on le suce, on peut vivre encore. J’ai émigré jadis pour cette raison. Et ainsi s’explique l’attitude de mes compatriotes qui sont, comme au temps des soviets, du côté des riches.
Il n’y a plus de divergences idéologiques : Monsieur s’appuie sur les industriels, Madame s’appuie sur les financiers. L’un et l’autre ont besoin d’une population pauvre en France, pour freiner le départ des capitaux ; pour proposer aux entrepreneurs ce qu’ils courent trouver à l’Est et en Asie, la main-d’œuvre bon marché. Les frictions entre deux forces de l’économie se produisent mais elles restent en symbiose. La dernière récidive de l’étatisme, c’est le fleuve noir de Clearstream, se transformant habilement en l’affaire de l’ancien premier ministre, qui l’avait déclenché, probablement, pour parer à l’arrivée au pouvoir de « nouveaux Français ». L’explication de la nouvelle politique se trouve non dans le marxisme universitaire ou dans la politologie bien payée, mais dans… la Bible. « Les pauvres, c’est la pâture des riches », dit-elle.
D’ailleurs, ces comptes ne sont qu’une application du principe de précaution, non ? C’est dans l’air du temps. L’opinion publique en resta muette parce que finalement, il serait mieux que chacun cache sa chaussette… (c’est dur à dire !)

Un rêve
Un homme âgé écrit sur une ardoise d’écolier :
Запад (l’Occident) et Россия (la Russie).
Nous sommes une vingtaine, jeunes, mais pas étudiants. Puis, il continue en français, au-dessous de l’Occident : inventer et produire, au-dessous de la Russie : dominer et prendre.
La suite reste vague.

L’Occident était donc lâche devant Hitler et Staline. Nous pensions dans notre prison soviétique qu’il était de « notre côté », mais il était et est pour lui-même. Si on évoque un épisode de moindre importance, la tactique de Koutouzov devant Napoléon, on parle de l’intelligence du chef russe qui a laissé pénétrer les soldats français dans les espaces vides enneigés. Ainsi agit l’Occident : les communistes kagébistes marchèrent contre lui et pénétrèrent cet énorme supermarché si loin qu’il n’y avait plus de retour possible… Et leur Goulag a explosé.
Attention : leur dictature ne disparut pas, elle s’adapta. La terreur massive est devenue chirurgicale.
L’Occident s’est écroulé, partiellement, dans les années 30 : l’Allemagne, dans l’abîme du nazisme ; l’Espagne s’est sauvée, ensanglantée. La France fut la plus intelligente : ses gros gras ont su accepter un partage, sous la pression du Front Populaire, pour ne pas perdre tout. Le New Deal, essentiellement, était sur le modèle français. Et tout s’est calmé, pour un temps.

En profonde Normandie, dans un reader’s digest d’après guerre, je tombe sur un article d’Alexandre Orlov, un transfuge kagébiste, qui raconte le transport de l’or de la république espagnole à Moscou. 600 tonnes. Hélas, en lingots : moi, j’espérais des statuettes mexicaines… qui se trouveraient dans le quartier général du kagébé sur la place Loubianka. – Les chefs les considéreraient, perplexes, ils ne saurait pas ce que c’est… des idoles guérisseuses, supposons, de la constipation ! Pour une fois, ça pourrait marcher, et comment ! Djougachvili, lui-même atteint par l’action magique, se précipiterait aux WC suivant un de ses labyrinthes secrets, s’égarerait, tomberait par terre, se débattrait dans sa m…, berck ! Ce serait bien fait pour lui !
Mais un truc amusant se trouvait dans l’article, quand même : pour les contacts avec ses agents à l’étranger, Djougachvili se servait d’un pseudonyme, « Ivan Vassilievitch », qui est l’appellation familiale d’Ivan le Terrible. Djouga se plaisait dans ce rôle, il essayait, pour ainsi dire, la veste du monarque…

Qu’est-ce que ce pouvoir qui ne tient que grâce aux pseudonymes ?
Si nous les nommons directement, Djougachvili, Oulianov, Bronstein (à la place de Staline, Lénine, Trotski) ? Plus rien, plus rien, alors, avec quoi fabrique-t-on des montgolfières ? A partir de bouts de chiffons !

En attendant, je cherche les critères du progrès de l’humanité. L’un d’eux, sûrement, sera l’abolition de la publicité, à la suite de son inefficacité. Elle séchera comme une peau de serpent. Pour l’instant, hélas ! ils savent imposer aux pauvres gens que nous sommes, un shampoing & un champagne, un président & une dent, un film et un cinéma dans la tête. Le commerce du spectacle fleurit. Les feux d’artifices se vendent bien.

La bêtise est préférable à la perfidie. Cette dernière, d’ailleurs, n’est pas très fine, elle se produit à la vue de tout le monde, via la t-vision, sous les applaudissements des mercenaires.
La complexité de la politique se trouve non dans son contenu et sa structure, mais dans la technique de l’arrivisme, de la rétention de la place et des combinaisons de rivalités.

Chaque personne – ou presque – possède une capacité des plus sublimes, celle de se prolonger, de prolonger sa vie dans son enfant ; être l’outil de la Vie inexplicable. Où encore verra-t-on une « démocratie » si complète ? Le biologique qui produit l’intelligence humaine, les pensées encore inconnues d’un homme à venir ! Il suffit de jeter un coup d’œil, et le cœur bondit dans la poitrine, le souffle s’arrête, et l’esprit prend son envol !
[Pourquoi donc l’homme se rétrécit-il volontairement jusqu’à pouvoir se ranger dans une boîte d’allumettes ? Voilà le chef des allumettes qui lui frappe déjà sur l’épaule, en signe d’approbation.]



L’humanisation de la démocratie sous l’influence…
du totalitarisme soviétique


Le coup d’état de 1917 et l’installation du totalitarisme en Russie étaient une première mondiale. Les liens génétiques avec la pensée socialiste du XIXème siècle parurent évidents, même s’il y avait un ajout important qui changea le goût du plat : la nouvelle structure étatique se calqua sur celle du parti bolchevique qui s’était formé dans la clandestinité ; un parti donc très discipliné, doté d’une organisation militaire pour les tâches de force (entre autres, pour le braquage de banques, afin d’approvisionner la bourse révolutionnaire ; Djougachvili s’y fit remarquer). L’éclosion et l’affermissement du nouveau système prirent une vingtaine d’années (le temps d’une génération).
Le développement des partis communistes n’était pas un mystère pour le bon sens. Si les sauvageries du capitalisme libéral en Russie ont abouti (donc) à une révolution, et si la vie sociale en France promet une explosion à la rencontre de la menace soviétique, que faut-il faire pour freiner l’indésirable évolution ? pour l’apprivoiser ? pour lui proposer « un lit » ? Partager… un peu, pour ne pas perdre tout, c’est évident.
La « leçon de l’histoire » peut donc être comprise.
L’instinct de l’État français s’est révélé juste. La 2ème guerre mondiale et le triomphe du communisme n’étaient pas « des accélérateurs de la révolution », comme le préconisa Lénine. La démocratie se donna une base – elle se munit d’une population avec laquelle on avait fait le partage 10 ans auparavant, en 1936 ; (un partage… bien modique, d’ailleurs).

Et voilà la fête : l’Urss (l’ourse !) s’est écroulée. L’État français n’a plus de menace extérieure d’une pareille envergure. Un autre danger se profile : dans beaucoup de parties du monde, notamment en Chine totalitaire et dans les pays de l’Est ex-totalitaires, la main-d’œuvre est incomparablement moins chère, et le capital s’y précipite. D’une façon quelquefois grotesque : après les vacances, les ouvriers français retournent à l’usine, mais elle n’est plus là.

Un État fort paraît aujourd’hui inutile. Les entrepreneurs ont plus d’aise à se soustraire aux impôts, à exporter les capitaux, à cumuler la masse monétaire à l’étranger. La pensée politique se préoccupe de ce problème : en France, elle voudrait offrir aux gens d’affaire ce qu’ils trouvent dans les pays pauvres ; elle veut en France une population appauvrie et non protégée. Tout au moins, plus pauvre que maintenant. Cette « tâche » se pose devant l’Europe unie. Les états diminuent leurs prérogatives, autrement dit, leurs obligations morales et civilisatrices face à « l’esprit d’entreprise ». Cette retraite de l’État se produit confortablement par la privatisation.

Et voici le paradoxe : la population occidentale n’a plus son protecteur et défenseur, qui était… le régime soviétique ! Qu’importe si sa propagande était mensongère et moralisante en même temps. « La classe ouvrière » l’intéressait comme instrument de sa politique agressive et globale. Les démocraties étaient obligées de répondre aux insinuations soviétiques par des améliorations réelles de la vie, parce que la vérification des dires, dans une société ouverte, était facile. Par contre, pour ce qui était de la réalité soviétique, l’Occident se contentait des rapports venus de l’Urss même, de ses « villages de Potemkine » et, bien sûr, du fameux « Cuirassé Potemkine », ce fleuron de la propagande stalinienne. Cette dernière s’appuyait (aussi) volontiers sur les touristes communistes et sur les acolytes de la dictature, comme Thorez, Aragon, etc.

Encore une fois, en France ou en Russie, se produit la même chose : le partage des biens de l’État, noir et sanglant, en Russie, organisé et civilisé, en France, puisque les groupes et les clans de propriétaires sont formés depuis longtemps, les modifications actuelles ne créant pas de nouveaux nœuds d’influence et de richesse.
Évidemment, le retour au capitalisme des années 30 paraît impensable, tant la société s’est habituée non seulement à l’aisance matérielle, mais aussi au confort moral. Une conscience tranquille, ce n’est pas rien, c’est un élément de la qualité de vie. Un SDF dormant dans la rue peut gâcher le goût du dîner, même si on s’en fiche (mais on fiche ?). La présence de la morale catholique, quoique diminuée, se signale dans la culture, dans la vie familiale. Elle a contribué au vote contre le projet de l’Euroconstitution. La réaction des gens était aussi émotionnelle, contre l’intention de faire passer la chose vite et soudainement. La manipulation par la bureaucratie avait heurté l’instinct du peuple, ce dont se servit M.Chirac, le dernier représentant de la « France démocratique » d’après guerre. Comme s’il résistait, autant que lui permettaient son rang et son appartenance sociale, aux « nouveaux Français » qui avaient jadis promu Juppé, dont la lignée est couronnée récemment en la personne de M. Sarkozy.

La Constitution est écrite dans la langue des notaires et des avocats, comme si elle voulait prévoir tous les cas de litiges commerciaux.
Cependant, en France et en Allemagne, des entreprises ferment, pour rouvrir ailleurs. Ceci s’appelle la délocalisation, un terme de la « novlangue » des initiés. Les chômeurs restent sur place, ils dépensent l’aide au chômage, ainsi une partie des impôts revient aux fabricants.
L’incertitude du pouvoir devant les changements possibles de la « structure sociale », la masse des personnes désœuvrées, les déplacements des « nœuds nerveux » de la population, développent un marché noir de la drogue, du tabac, de l’import clandestin.
L’État est amené à diminuer, cessant d’être le médiateur (harmonisateur ?) entre le haut et le bas, le Sud et le Nord.

Il est commode de laisser les gens face à face avec le « capital » et sa logique (son instinct ?) du cumul libéral. Le mot « développement » devient ici ambigu : est-il applicable aux formations des trusts, dont le but premier (et peut-être dernier…) est de dicter les prix, de contrôler le marché et, finalement, de s’approprier le pouvoir politique, pour mieux… dicter les prix, contrôler le marché, etc. ?

La novolangue de la TV : « les restos du cœur craignent l’afflux des bénéficiaires… » Parlera-t-elle demain d’une loisir des chômeurs, mieux, des chercheurs (temporaires ?) d’emploi… des espaces aérés des sdf, qui sont, évidemment, des marcheurs infatigables et voyageurs enchantés. Allez, sociologues-politologues, le concours est ouvert.

Les gens d’affaire français sont attirés par la pauvreté des pays où l’on accepte un dixième du salaire français. Il serait logique d’essayer d’appauvrir la population en France, de donner au capital ce qu’il trouve en Roumanie ou en Chine, – un indigent qui n’a pas le choix. Mais comment faire pour que la population française accepte cette « amélioration » de la situation des pauvres riches ? Monsieur J. lança ce programme en 1995, Monsieur R. reprit son flambeau en 2002 pour « accomplir son devoir », comme il aima le souligner ; jusqu’au moment où son image devint négative, et il fut remplacé.

La presse se noie dans la mollesse. Les journaux sont concurrencés par des feuilles aveugles avec lesquelles le courant d’air joue dans les couloirs du métro. Le langage des médias est ramolli par des euphémismes : l’export du capital se cache sous la délocalisation, le déficit du budget causé par elle est masqué par le « trou de la Sécu » qui, à son tour, est déclaré « dette nationale » !
Pauvre France, à qui doit-elle ? Aux banques… multinationales.
Une partie devient maître du tout entier. Les pauvres de France deviennent ses étrangers.

L’instrument de la stabilité économique, le serviteur de la société, devient majordome.
Une partie croît, menaçant l’organisme entier. En médecine, on appelle ça un cancer. Et il n’y a pas de force politique qui mettrait les finances à leur place propre.
Il y a un autre impôt direct : le loyer (déloyal ?), qui récupère jusqu’aux deux tiers du salaire. L’état, qui aurait dû régler ce dysfonctionnement, diminue le parc d’HLM, en faisant exploser les barres sans créer d’équivalent ; il travaille donc dans le même sens.

Les intentions du gouvernement sont ressenties par la population. Des centaines de petites augmentations, des « rackets » sans recours (la gestion payante des comptes, l’abolition de bonus malus, etc.) créent un climat de méfiance et d’attente du pire. L’affaire Clearstream confirme la devinette : il y a eux et nous ; eux, ils ont toujours plus ; nous, nous aurons toujours moins. Mais les hamsters, les écureuils, eux aussi font des provisions… c’est normal, naturel, nous sommes pour la nature. Et le chien qui enterre son os pour le lendemain ?
La France elle aussi peut avoir ses hamsters, non ?

« L’Europe unie » montre une perspective : ce n’est plus une Europe des peuples et des sociétés civiles, mais celle des administrateurs des biens privés. L’Europe unie des bureaucraties nationales.
[Tout à l’heure : Volkswagen vient de fermer son usine à Bruxelles. Quatre mille ouvriers sans travail. Ils protestent, piquettent, sifflent dans leurs sifflets.
Airbus organisa un vol de plaisance pour ses salariés, ayant déjà connaissance du licenciement de 1500 personnes… xi 06]

Sur l’écran, toujours les mêmes gens bien nourris et bien lavés, qui parlent de l’avenir de l’humanité avec un tel aplomb, comme si toutes les décisions se trouvaient dans leur poche. Ceux-là mêmes qui ne savent pas résoudre un problème… d’embouteillage sur les routes.

Happening de l’évêque Massillon (†1742)
Ce fut l’évêque de Clermont, le confesseur du roi dans sa dernière année, – le Roi Soleil, selon les astronomes en quête de place, un monarque aux perspectives dictatoriales, qui menait la guerre un peu partout en Europe, qui a annexé la ville libre de Strasbourg…
Massillon dut prononcer l’oraison funèbre de Louis le Soleil à Notre-Dame de Paris. La cathédrale fut décorée comme il le fallait pour l’occasion. Partout furent accrochés les chiffres du roi, des L et des G entrelacés, ce qui signifiait, évidemment, Louis le Grand. Les murs en furent couverts. Massillon commença : il montra du doigt un chiffre, puis un autre, ensuite un troisième, un cinquième, un dixième… La tension monta : bon d’accord, on le sait depuis longtemps, Louis le Grand, on l’a bien appris, on en a un peu marre, le Grand, le Grand, soit !
La tension devint insupportable et menaça d’exploser. C’est là que Massillon éleva le doigt et que tout le monde comprit qu’il allait parler. Dans un silence total il prononça :
– Dieu seul est grand.
Une anecdote bien connue des Français d’un certain âge, je m’en excuse.
Pour les Russes, c’est toujours un choc et un émerveillement, d’entendre cette histoire.
Quelle amputation de l’idolâtrie, en une seule phrase !
Il y en eut des évêques en France qui donnèrent des leçons de… démocratie, de son esprit.
Oh, Pouvoir, ce poison, ce remède, cet instrument.

L’archevêque de Paris, charismatique et champion du juste milieu, est mort.
Il avait eu, lui, un temps de doute, où il cherchait partout dans les miracles, insupportables quelquefois parce que trop directs évangéliques, le « symbolisme ». Ils troublent la donne, enfin fixée, enfin purgée du « surnaturel ».
Jadis, je fréquentais les églises parisiennes, pour voir. Chaque communauté, en effet, est différente. Une fois, je suis allé à l’église de l’Esprit Saint (métro Daumesnil), intéressante entre autres parce que c’est une réplique de la Sainte Sophie de Constantinople (le souvenir de son espace, frais et transparent, m’émeut encore aujourd’hui…)
Lustiger s’y trouvait en visite pastorale. Après la messe, il sortit entouré du clergé qui marcha, indifférent ; quant à moi, de toute évidence, un homme de la rue, les prêtres me regardèrent comme si j’étais transparent. Soudainement, Lustiger s’approcha de moi et me donna la main, me fixant avec acuité. Il fallait dire quelque chose… non, rien. Seulement, je fus frappé par le « lisse » de sa main, qui ne serrait probablement jamais un autre outil que la plume. Je lui envoyai mon Dans la rue, à Paris, mais il ne répondit pas.
La dernière fois, je le vis à Saint Séverin, déjà très malade, parlant avec peine, à la messe funèbre d’Irène Ilovaiski, grande dame de l’émigration (et dernière rédactrice indépendante de l’hebdo La Pensée Russe, à Paris).

Voici quel était son rôle : remplir le banal de l’énergie et de l’attente. Rendre le mouvement circulaire intéressant. Le percement et la flèche, ce fut Jésus Christ, ensuite, le mouvement circulaire du calendrier s’installa ; un cercle si large qu’il faut une année pour le parcourir : ainsi, il s’étire en ligne droite.
Il est enterré dans la crypte des évêques de Notre-Dame, après une longue rupture de la tradition. Dans le chœur, on voit un rectangle aux bords de cuivre, c’est la trappe de la crypte, ou plutôt d’un couloir souterrain.
On chanta la litanie des saints, avec sa mélodie captivante, hélas, en français (le latin serait ici meilleur). Selon son testament, la prière commença par un kaddish (certains catholiques ne manquent pas de préciser qu’« il était juif »).
Dans le panégyrique, il était stipulé que « les rencontres Taizé » furent calquées sur les JMJ catholiques ; mais, c’est le contraire, c’est le Vatican qui s’est inspiré de l’exemple de Taizé (le « plus fort » s’approprie le « copyright »...).
En écoutant la radio, je ressentis le regret de ne pas être à la cathédrale ; à la vue de la mêlée des paparazzi et des VIP, à la télé, ce regret avais disparu.

K. se disait socialiste, mieux, il avait signé un livre avec l’Abbé Pierre, il avait été une fois ministre de la Santé ; puis, il était allé travailler pour les nouveaux Français. Il embrassait les uns, maintenant il embrasse les autres. Parce qu’il est ennuyeux de rester dans son coin, il est mieux de porter des souliers vernis à la vue du monde. Voilà tout. Je me souviens de sa mine préoccupée par le peu de monde dans une salle à Amiens, sous l’égide de Jules Verne. Mieux vaut être dans l’action, et vibrer avec l’airbus de la nation, mais où vole-t-il, arrivera-t-il à destination, on le saura plus tard.

Les deux derniers candides tirent chacun à eux la couverture unique et indivisible du pouvoir. Le choix n’est pas énorme, entre Scylla et Charybde. Scylla jette à la masse populaire des promesses d’avenir radieux, faut-il l’élire seulement, mais ce briquet ne marche plus, sa pierre s’est usée. Elle fait semblant que la lugubre banlieue n’existe pas.
Charybde discourt plus clairement, avec résolution, elle connaît la fatigue populaire causée par « la racaille », et promet sa protection. En effet, depuis deux semaines, les vitres dans le hall d’entrée de mes amis banlieusards restent intactes. À cette amélioration du quotidien, la chanteuse maritime attache le projet des privatisations… plus de liberté donc pour les finances multinationales. Et même une promesse de diminuer le chômage… de 5% ! Malgré l’évidence qu’un pronostic quantitatif ici est un non-sens.


L’osmose des mœurs


Le 21 août 68 les Soviétiques ont envahi Prague. Nous, nous trouvant cette nuit-là dans une banlieue de Moscou, nous ne dormions pas. Des bribes de la radio praguoise passaient par le braillement des brouilleurs. J’avais un sentiment étrange, grandissant sans fondement, que les sauvages du Kremlin avaient fait le dernier pas vers leur abîme.

Les élections de 2007 en Russie font penser à n’importe quel scrutin falsifié. Prenons l’Allemagne de 1933. Ici et là, « la majorité écrasante » (62% de… 60% de votants), l’assassinat des rivaux, la population fatiguée du chaos, de la corruption, de l’ambiance criminelle. Une différence de taille : un régime dictatorial montant en Allemagne, mais en Russie, une restauration, paradoxalement, des deux régimes à la fois, du soviétique kagébiste et du tsariste orthodoxe.
D’ailleurs, il est plus exact de dire Moscovie, au lieu de Russie. On était à deux pas de la Russie en 1913, mais les bolcheviks l’ont fait tomber, avec leur coup d’état de 1917, dans le trou de la Moscovie : autocratie monarchique, indifférence pour la légalité supra personnelle, infantilisation de la société civile.

Le soir même, les gagnants organisèrent un talk-show et tous se montrèrent au monde entier. Bien sûr, il y avait des chiffres et des rapports, mais l’essentiel était que les gens bien, désignés et vérifiés, aient de petits micros mignons accrochés à leurs chemisettes et à leurs petites vestes sympa, tandis que d’autres, ceux qui avaient peut-être des opinions à eux, parlent au gros micro tenu par un monsieur spécial. Ils parlaient encore, mais déjà on emportait le micro.
Un journaliste… français, déplora un pareil micro errant lors d’une conférence de presse de… Sarkozy, à… Paris.

Attention : il y a toujours plus de gaz russe en France, mais moins… d’oxygène français.


Jadis, l’écrivain Annie Ernaux avait fusionné avec un « diplomate russe, S. », qui l’avait approchée à Leningrad, alors qu’il accompagnait le groupe d’écrivains français dont Ernaux faisait partie. Annie raconta tout dans son livre Se perdre. Elle dit aussi qu’il n’aurait pas été difficile de percer à jour ce S., « employé » (travailleur de choc ?) à l’ambassade soviétique dans les années 88-89. Le représentant du monde marxiste-léniniste déclinant avait quand même réussi à satisfaire la représentante du monde littéraire d’un pays au capitalisme mûr.
Un problème philosophique persiste, à savoir, la différence entre les deux notions, russe et soviétique, mais les grands spécialistes du sujet ne sont plus de ce monde. On peut toutefois dire qu’elles s’opposent, au moins s’opposaient-elles à l’époque. Annie raconte comment s’habillait le diplomate (et, semble-t-il, espion), après un rendez-vous passionnée. Il commentait toujours : « slip Sardaine, chemise Piore, pantalon Mertere ! » Ainsi parlent, probablement, des nouveaux Russes.

Sans gêne
L’éditorial du Monde du 11 octobre 2006 informe que le 22 septembre, Chirac a nommé Poutine chevalier ( ?) de la Légion d’Honneur. A cette date, aucun des chevaliers ne s’était encore étonné d’un tel voisinage, avait ironisé à l’occasion Bernard-Henri Lévy, un nouveau philosophe vieillissant.
L’International Herald Tribune raconte les obsèques d’Anna à Moscou (via New York Times) et la rencontre avec Frau Merkel à Dresde, où « le colonel Poutine jadis commença son activité professionnelle ». Le journal cite Yavlinsky : « L’État a tué Anna Politkovskaya » [il sera reçu par Poutine en 2007] et rapporte : « Poutine essaya de diminuer l’importance du travail de Politkovskaya. ‘‘Je pense que les journalistes doivent savoir, et les experts comprendre, que sa capacité d’influencer la vie politique en Russie avait été extrêmement insignifiante’’, avait-il dit ».
Cette curieuse observation de Poutine était, semble-t-il, un signal aux collègues occidentaux : ne vous en faites pas, il n’y aura pas d’émeute chez nous à cause de ça, moi, je garde la place, et vous, vous aurez notre gaz. Et nous, nous aurons votre silence sur nos petites affaires en Tchétchénie et en… Suisse.
La bizarrerie poutinienne trouva un pendant dans l’éditorial du Monde : « l’assassinat de Politkovskaya ne peut pas être imputé au régime ». Cette phrase, publiée avant toute investigation, fait plutôt penser à « l’accusé de réception » de l’annonce poutinienne : « on l’a tuée, mais elle n’avait pas d’influence ».
Des initiés échangeant des regards par-dessus les têtes des « gens simples ».
La limite de « l’indicible » où tout devient clair pour tout le monde.
Comme à Prague en 68.

À Nuremberg, un témoin juif de Vilnius fut obligé de parler en russe : Moscou venait de réoccuper la Lituanie, et voulait souligner, perfidement, que c’était « la terre russe ». Ce pauvre homme prononçait un texte appris, difficilement, se trompant de mots… En 2006, la brave Arte montra cet épisode sans commentaire… Alors, toujours pas compris ? Ils n’ont même pas appris leur leçon à l’école : l’auteur de « Guerre et Paix » est, pour eux, Alexis Tolstoï.

J’écris à mon bailleur qui augmente le loyer de 50 euros :
« Votre désir, si humain, de faire fructifier votre bien au maximum, est compréhensible. Je vous propose néanmoins de rester dans la réalité des choses et de maintenir le loyer actuel, c’est-à-dire 305 euros mensuels ».
A… dit que si humain est très insultant. Clo ne le pense pas, mais je le raye quand même.
À vrai dire, j’avais envie de lui « faire pièce », après avoir lu, 6 ans plus tard, notre contrat. Il y est écrit « chambre de 12 m² environ ». Moi, je l’estimais à 8 mètres carrés, selon la mémoire visuelle de mon enfance moscovite ; avec ma mère, nous avions habité une chambre de 8 mètres, jusqu’à mes 15 ans. Maintenant, d’un coup, je me suis réveillé, j’ai pris une roulette et ai mesuré la chambre. Ça donna 3,90 x 2,25. Pire, il faut extraire de longueur 0,65 m sous pente : ici la loi penche du côté du pauvre. Ça donne donc 7,3 m.. Loin des 12 m², non ? Alors, ça ! Je n’avais jamais fait attention, et c’est ainsi que les 12 mètres figurent dans tous mes « dossiers! » A l’Opac (opaque ?) ils pensèrent, probablement, si on y pense (mal) : 12 mètres à Paris, c’est pas mal, voyons ! Ils n’existaient que sur le papier.
Mais oui, l’Occident, c’est l’Occident, mes amis. Mes frères dans la naïveté.
D’ailleurs, il n’est pas méchant, mon bailleur. Un Européen typique de l’Europe unie.

Ma première infraction et la rencontre avec la police occidentale… J’avais traversé une rue parisienne, pressé, devant les gueules de voitures et suis tombé justement sur un gardien de la paix. Il parla sévèrement, j’avais le cœur serré : voici une amende, donc, et moi, j’étais à court d’argent… Je commençai à gémir à la soviétique : « Monsieur l’agent, vous savez, je suis si pressé… » Et j’ai remarqué qu’il m’écoutait ! Mes raisons avaient une valeur ! C’était si étrange, inattendu, inexplicable ! Un prodige, pour un Moscovite à peine débarqué…

– Mais oui, bien sûr, je vous accompagne, insista le maître de maison.
L’hôte était un peu étonné, parce qu’en plus, sa voiture n’était pas garée juste devant. En bavardant, ils arrivèrent à l’endroit. Le maître jeta un coup d’œil sur la Peugeot 106 et prit congé. Se mettant au volant, le visiteur pensa qu’à l’Ouest, la meilleure signalétique de position sociale et d’aisance, était la voiture; dans le Moscou soviétique, c’était les chaussures.

Le bras long de Moscou ?.. – Larousse, solide et détaillé, falsifie, calmement, l’histoire de la Russie, par omission. Par exemple, pas un mot sur Kirov, grand amateur de ballet (qui porte son nom depuis…), mais surtout, le « favori » du parti, liquidé en 1934 ; cependant, cet événement est le pendant à la liquidation du capitaine Rem par Hitler, lors de la « nuit des long couteaux », la même année 1934. Il y a, dans le dictionnaire, une foule de généraux soviétiques, lèche-bottes staliniens notoires, mais pas les noms de Siniavski ni de Boukovski, ni des autres qui ont contribué à l’écroulement du Goulag.

Le recul se produit partout. En Russie, vers l’ancien système kagébé. Au Vatican, vers la bureaucratie. Il suffit de comparer deux épisodes. L’abbé Pierre conseille à Jean Paul II de transformer le Vatican en musée et de le rendre à l’Unesco ! Et de se faire bâtir une nouvelle résidence dans le quartier des pauvres ! Le Pape polonais avait répondu, souriant : il faut y réfléchir…
Le légat du pape actuel parle autrement, le jour des obsèques de l’abbé : …étant informé du décès de l’abbé Grouet (Pierre), Sa Sainteté m’a chargé de déclarer ce qui suit…

Mais qui d’autre aurait osé le dire ? Qui d’autre pourrait se permettre de prononcer ça, à Paris, à des milliers d’oreilles ?
L’argent et le pouvoir, ce sont des idoles, dit le pape de Rome.
Alors, ça ! bravo, le pape de Rome.

Russe & soviétique
Les dissidents arrivés à l’Ouest (et moi parmi eux), expliquaient aux gens de l’Occident, qui parlaient du danger russe, que le problème n’était pas proprement russe, mais soviétique. Il serait incorrect d’écrire « les chars russes à Prague ou à Budapest », il faudrait des «chars soviétiques ». Les gens de l’Ouest faisaient, de la tête, un signe d’accord, mais ils continuaient d’écrire comme avant. « Ils ne comprennent pas ! » se lamentaient les dissidents. Quant aux communistes français, ils utilisaient le mot soviétique avec un sens positif.
C’est fait ! l’empire du mal s’est écroulé. Et, ô prodige : le danger russe du passé est devenu dans les mêmes bouches des mêmes « historiens et sociologues » le danger soviétique… Désormais, soviétique est égal à péjoratif… Le russe est devenu positif, puisqu’il n’y a plus de danger.
Mieux. Le russe est devenu un pont vers des opportunités de toutes sortes en Russie. « Vous êtes russe ? Vous avez des contacts la-bas ? » Les communistes français avaient quelque chose de positif en soi, puisqu’ils étaient comme des médiateurs entre la société démocratique ici et celle, dangereuse, en Moscovie lointaine ; comme s’ils connaissaient les secrets et les habitudes de ce monstre. Si celui-ci s’en prenait à la France, ils pouvaient servir d’interprètes. Maintenant, le contact direct avec les Russes est possible, et les communistes chôment.
Vivant en Russie, nous ne voyions pas le cynisme de l’Occident. D’ailleurs, l’Occident se moque de ce que son cynisme est voyant.
Notre confiance en la démocratie occidentale s’est érodée, naturellement.

Cependant… En 1975, un officier de la DST était venu nous voir, émigrés tout frais.
On sonna à la porte de notre résidence temporaire à… Taverny. – Je vous ai téléphoné hier… Puis je entrer ? – Mais oui, entrez. – Vous m’invitez donc à entrer chez vous ?
J’étais perplexe : quel est l’obstacle ?
Il parlait le russe avec un léger accent.
– Mon nom est P… Vous êtes réfugié politique… J’entre donc ?
À Moscou, c’était différent. On sonnait à la porte.
– Qui est-ce ?
– Télégramme ! – répondait une voix joyeuse douce féminine riant sympa.
Tu ouvrais la porte, et voilà qu’une meute d’hommes envahissait l’appartement, t’écrasant contre le mur, et en une seconde, ils apparaissaient dans toutes les pièces (s’il y en avait, bien sûr). Un, deux, huit… le kagébé, voilà !

Nous ne pouvons pas changer le pays. Changeons de sujet. Joyce
Ou de province. Bokov

…encore plus près, encore…
voilà que l’on aperçoit déjà les vérités éternelles.
On voudrait en parler avec quelqu’un. Mais personne dans le voisinage. On entend seulement le bruit des voix venant du buffet d’un vernissage.

En 1975, ayant obtenu le visa de sortie valable pendant trois semaines, je ne me gênai plus. Mon cartable rempli de mes archives et du Samizdat, je suis allé à l’ambassade hollandaise comme ça, sans rien dire à personne.
Et voilà mes premières impressions de l’Occident.
Je me suis approché d’un milicien (soviétique) de garde et je lui ai montré mon visa de sortie.
– Bon, fit-il. Et dans le cartable, qu’avez-vous ? Laissez-le dans ma cabine.
– Alors, ça ! dis-je. Ça, je ne le souhaite pas.
– Qu’est-ce qu’il y a dedans ? Ouvrez-le ! la curiosité du milicien montait.
– C’est pas grave, je repasserai, dis-je.
– Non, attendez, dit-il. Puisque vous êtes là… D’une main ferme il prit mon cartable. Moi, je ne cédais pas. Il commença à l’arracher. Je le serrai contre ma poitrine et criai, avec tout l’air de mes poumons :
– Vous n’avez pas le droit !
Car je gardais précieusement dans ma mémoire un conseil de la veuve de notre grand poète Mandelstam : dans ce pays, vous n’avez pas d’autre issue que de crier fort avant de mourir.
D’un coup, les miliciens étaient déjà plusieurs. Ils me jetèrent par terre, l’un d’eux me tenait par les cheveux et cognait ma tête contre le pavé. Alors, je criai en anglais :
– Mister Consul, mister Consul! Please, help me!
Et voici qu’une chose inouïe s’est produite. Les fenêtres de l’ambassade, grandes ouvertes à l’occasion d’une journée ensoleillée, claquèrent l’une après l’autre, se fermant. Une seconde plus tard, la façade brillait de ses vitres bien lavées. Mon étonnement fut si grand qu’il détruisit tout autre sentiment, d’angoisse ou de désespoir. Car oui, j’attendais des têtes aux fenêtres, des exclamations de solidarité. Mais pas ça !
Les miliciens étaient assis sur moi, reprenant haleine.
– Tu verras maintenant, « mister consul », rigola l’un d’eux.
Les gens qui attendaient à l’entrée, des juifs en partance pour Israël, je suppose, se serraient contre le mur, leurs visages étaient blancs comme la neige. Une voiture noire, la fameuse Volga, était venue, on me poussa dedans, et elle repartit.


Une nouvelle NEP


La perestroïka (reconstruction) de Gorbatchev s’est terminée par… la NEP d’Eltsine. Le résultat : une petite dictature (de poche ?) sans prétentions mondiales. Avec la terreur chirurgicale du type mafia. Le placement des anciens du kagébé, une sorte de junte « osmotique » qui a pris le pouvoir sans rencontrer de résistance. L’Occident reçoit de la Russie seulement 15-20 % de son énergie, cette dépendance est trop faible pour pouvoir lui « dicter » ses oukases mais on peut « influencer » les décisions immédiates. L’Europe cherche-t-elle une alternative à l’énergie russe, au cas où la dictature en Russie prendrait son envol ?

Alors, cette fois, comment ont-ils trompé ? On annonça « perestroïka », reconstruction, et les gens ont pensé qu’il s’agissait de reconstruire la prison nommée URSS en maison d’habitation prénommée Russie. Ils n’ont pas compris qu’ils reconstruisaient l’appareil du pouvoir. Kagébé plus servitude idéologique se sont transformés en (kagébé) éfésbé plus servitude financière. L’Europe de l’Ouest avait réagi à cette évolution par la sienne, par la contraction de l’état ; il avait des dimensions énormes depuis les années 30, justement pour pouvoir maîtriser les pulsions sauvages du capitalisme « libéral » et éviter l’explosion sociale à la rencontre de la menace soviétique (ou « aide fraternelle »… à Budapest, Prague, Kaboul… ) Plus d’Urss (ourse ?), on peut laisser le loup national paître avec les brebis.

Dieu merci, nous sommes devenus un peu plus intelligents grâce à cette dure leçon. Ainsi accumule-t-on l’expérience pour les penseurs à venir. Et s’ils deviennent un jour politiciens, mieux, philosophes d’état ? Le roi David, dans l’antiquité, ou Clovis, ou encore le prince Vladimir commencèrent comme chefs de bande ; quant aux modernes, ils font quand même d’abord des études à l’école de l’administration, à l’université. Le procédé politique de décision s’allonge et se complique, s’humanise, donc. À condition que la lutte nouvelle pour une gorgée d’eau pure ou pour une bouffée d’air ne nous rejette pas dans le trou des dictatures.
L’humanisme de l’état, se mesure-t-il avec la longueur de la procédure juridique…

Mais non, mais non, ils ne nous tromperont plus avec une chemisette « Cardin » dans leurs « espaces culturels », ils ne nous feront pas courir dans les foyers de nuit avec leur « projet de constitution européenne ». La mondialisation est un truc pour les riches ; les pauvres, d’ailleurs, auront des fers à repasser chinois en abondance.

Sur Internet j’ai lu une histoire où Sergueï Kovalev, député de la Douma (la première, encore indépendante) et éminent dissident de l’époque soviétique, rencontre à la cantine son juge d’instruction kagébiste, député lui aussi. Voilà, entend-on, comment les mœurs ont évolué, voilà que nous commençons à vivre dans la paix, comme des humains… Mais il a fallu que Serge Kovalev crie : « au feu ! au secours ! » Hélas, les leçons de l’histoire ne sont pas pour nous autres, les Russes…

Mieux : de vieilles nouvelles parviennent jusqu’à moi : l’ancien kagébiste Feodor Pokhile qui, avec sa bande, avait arrêté Vladimir Vylegjanine à Kiev en 1973 et qui était alors venu à Moscou pour m’interroger, s’est recyclé en… avocat !
Est-il pensable en France qu’un ancien collabo devienne avocat, député, journaliste, diplomate ?.. Serait-ce possible en Allemagne pour un ancien nazi ? Quant à l’âme russe, elle reste mystérieuse et… un peu maso, non ?

Les temps ont changé, c’est sûr, mais leur contenu ? Jadis un poète officiel avait composé une chanson de propagande, sur commande du parti, qui commençait ainsi : « Les Russes veulent-ils la guerre ? Allez poser cette question à nos bouleaux blancs… », etc. Et un chanteur officiel la chantait sur commande du parti, sirène idéologique qu’il était, trompant l’opinion démocratique, évidemment.
De nos jours, ce n’est pas la peine de demander « aux bouleaux blancs » si les Russes « veulent la guerre ». Le mouvement pour la préservation des écoles russes en Lettonie s’appelle… Stalingrad. Par là, on laisse entendre, vaguement, que les Lettons en Lettonie sont, en quelque sorte, des Allemands, et les colons russes en Lettonie sont, en quelque sorte, des Lettons. La lutte pour les écoles d’enfants est donc mortelle et honorable. Et, à la vue du monde entier, c’est de Moscou qu’on tire les ficelles de ce délire.

La première NEP a eu lieu dans les années 1922-1928 ; la deuxième, en 1991-2007 ; pour survivre, le régime adoucit le totalitarisme. Vladimir Boukovsky raconte dans un documentaire (Prière pour Beslan, par Andrei Nekrassov) que lors de son entrevue avec Eltsine, il suggéra la nécessité d’un procès exemplaire pour les communistes russes (soviétiques ?) mais celui-ci « n’avait pas osé ». Même Boukovsky, qui grandit et vécut dans le ventre du Léviathan, pense qu’Eltsine était « avec nous » ! Gorbatchev et Eltsine, les sauveurs du totalitarisme soviétique, se servirent de la démocratie et de la liberté de la presse pour secourir le dragon agonisant. Et voilà, on a trouvé le modus vivendi du vieux monstre ; déjà on y discerne le squelette éternel du kagébé ; on est dans le temps du totalitarisme modéré.

Mais enfin, pourquoi les Russes sont d’accord pour être désagréables ? Pourquoi ne cherchent-ils pas un compromis dont le trait obligatoire serait le partage ; pourquoi vouloir agir en maître dans des pays étrangers, en Estonie, en Lettonie, en Georgie, en Tchétchénie, en Ukraine ? Ou encore en France, pourquoi s’acharner à récupérer les églises de l’émigration russe ? Le gouvernement n’a-t-il pas suffisamment de milliardaires orthodoxes pour bâtir de nouvelles églises si les nouveaux apparatchiks veulent vraiment venir y allumer une bougie, deux fois par an ?

Peut-être qu’après 70 ans de goujaterie, on ne peut plus changer l’attitude de ses voisins? En 1987, je passais par les « sept villes de l’Apocalypse » (ch. 2 et 3), presque toutes de l’actuelle Turquie. Les gens demandaient d’où j’étais. Alors, j’avais le choix ! Si je disais « de France », les gens souriaient, commençaient à m’offrir des cigarettes, du thé, énuméraient des choses « françaises » : Paris, la tour Eiffel… Si je disais, « de Russie », les visages devenaient préoccupés, on hochait la tête ; les jeunes, une fois, ont cherché à me provoquer… Peut-on changer ça ?

Je dois dire que moi aussi, depuis « ma Bourgogne », j’ai été impressionné quand Eltsine rendit son carton au parti communiste. « Mon Dieu ! Un miracle ? La metanoïa, la conversion ?! » Hélas, non : il échangea son carton du parti contre un chéquier.

Et vous, que pensez-vous encore ? Que Gorbatchev, qui envoya des milliers de gens à une mort certaine à Tchernobyl, avait de la pitié pour le peuple et commença la perestroïka pour son bien ? Ou que Eltsine, qui effaça la maison à Ekaterinbourg avec sa cave ensanglantée, qui bombarda le Parlement russe et partagea l’économie d’État entre les apparatchiks et les kagébistes, s’occuperait, forcé de partir, de ramener à sa place un défenseur des droits de l’homme ? Mesdames et messieurs, ayons du bon sens, il nous en manque cruellement.
Seize ans ont passés depuis l’écroulement du monstre, on a bu de la vodka à volonté, et voilà le résultat : on a réparé la prison, on l’a modernisée, venez, les Russes, dans vos cellules plus vastes et mieux éclairées.

Voilà, c’est ce que Gorbatchev et Eltsine ont fabriqué : une NEP (« nouvelle politique économique ») grandiose. La première, celle des années 20, a abouti à une dictature sauvage et à une grande terreur. La deuxième, quant à elle, se termine par une interpénétration des finances et du kagébé. « Jamais deux sans trois », peut-on espérer.

La TV allemande invita, hélas, le sauveur des apparatchiks pour commenter un film sur les 20 ans de Tchernobyl et nous fit écouter le galimatias bien connu : « C’est une leçon pour nous tous… ». Voilà le criminel qui devient moraliste et se place doucement parmi ses victimes, il est déjà leur avocat et protecteur, il prévient l’humanité des calamités futures…
Les calamités, on les voit bien : l’Occident, libéré de la menace soviétique, perd la tête (et le souffle…) dans la course vers un profit inouï. Mais ici, on garde le silence, on se remplit les poches.
Alors, le « tribunal pénal international » de La Haye ne convoquera pas le monsieur. Admettons que l’explosion (de 1986) était un accident. Mais ces milliers des gens envoyés à la mort pour sauver leur foutu « secret d’État » ? Leur « prestige » ? Par la suite, « le secrét(air)e général » du parti avait changé d’air, désormais, il chantait autrement, soit. Mais en 1986, c’était, apparemment, un homme d’État dont les ordres aboutirent à ces crimes...

Parlons de bon sens, puisqu’ils parlent de « croissance ». Restons humains. Sachons que ce n’est pas une analyse ni une théorie, ni une science ni un pronostic. La phrase « la croissance économique est primordiale » est un mot de passe des décideurs. Et voilà, ils imposent leur « secrets industriels » comme s’ils étaient entourés d’ennemis, et leur nouveau yaourt devient une grenade à faire sauter les adversaires. L’espace cognitif de la société humaine se rétrécit quand on en chasse les notions morales, théologiques, historiques… et s’installent alors les notions fonctionnelles, le langage des fonctionnaires des finances et du commerce.

Le phénomène a pris des dimensions imprévues : on a même délocalisé un ancien chancelier en Russie !

Ainsi se développent les liens des kagébé-décideurs avec l’Occident et se produit un échange des habitudes de gouverner, une osmose : la civilisation bureaucratique s’exporte au Nord de l’Europe, la cruauté asiatique apporte ses couleurs à la palette européenne.
Et ses habitudes aussi : la Radio France Internationale cessera le 31 janvier 2009 la diffusion en russe et en chinois. On ne veut plus du journalisme, même bien tempéré.

Michel Romanov (…off ?) fut appelé à gouverner la Moscovie alors qu’il se trouvait au monastère Ipatiev à Kostroma ; Nicolas II fut assassiné avec sa famille dans la cave de la maison Ipatiev à Ekaterinbourg. Une coïncidence (danse des noms ?). Comme si la boucle se bouclait, 300 ans après le début de la dynastie.
Un hasard ? D’accord, mais… à quoi sert-il ?
Pourquoi fut-ce justement Eltsine, celui qui avait détruit la maison Ipatiev, qui devint le président de la Russie, sortant de la peau de la bête communiste…
Eltsine, cet étrange hybride de Tchitchikov (voir chez Gogol) et de Napoléon Bonaparte, on le montrait à la TV française ; installé dans un traîneau à trois chevaux (troïka…), pour aller faire une balade, il prit les rênes, frappa sur la croupe et cria : « À Moscou ! » (en plaisantant…).

La pub utilise l’argument grégaire, et ça marche (c’est révoltant, insupportable) ! « Deux millions de personnes ont déjà acheté ce livre à travers le monde. Et vous ? » On pourrait penser qu’ainsi est indiqué un livre à éviter : un contenu qui a touché en même temps deux millions de personnes, ne saurait être que minimal.
Alors, pourquoi a-t-on envie d’intégrer ces deux millions, d’en faire partie ? Pourquoi vouloir être avec « tous », être utile aux autres, recevoir un ordre et l’exécuter ? Tchekhov espérait-il ceci, mélancoliquement ? Gorki, exalté, en avait-il un avant-goût ?

De Lillipoutine à Ministaline il n’y a qu’un pas en avant, deux pas en arrière… Après la petite NEP des années 20 vint la grande terreur ; après la NEP gorbatchevienne-eltsinienne arrive une petite terreur ciblée, chirurgicale. En plus, on peut très bien revenir sur les privatisations actuelles. Ne voyez-vous pas que la terre n’a pas été rendue aux kolkhoziens pour qu’ils redeviennent paysans ? Le trait le plus important de l’étatisme soviétique a été entièrement conservé : on soutient et on cultive l’impossibilité d’une indépendance massive rurale !
La perestroïka ne fut donc qu’une réadaptation de la « reconstruction » stalinienne des années 30.
Un autre parallèle avec ces années terribles est frappant : le goulag se servait du droit commun pour gérer, en les terrorisant, les prisonniers « normaux », qui étaient innocents devant la loi normale, romaine ; de nos jours, l’ambiance mafieuse rend la société russe plus maniable ; un milicien corrompu paraît moins effrayant et dégoûtant qu’un type en veste de cuir avec un revolver dans la poche.
Les blousons en cuir des kagébistes (alors tchékistes) des années 20 sont reçus en héritage par les « autorités », comme on appelle les chefs mafieux : l’image effrayante colla à la « fonction » sociale. La terreur actuelle est un peu « chaotique » ; l’état joue le « faible » ; son « on ne peut rien faire » permet de faire rentrer la société civile dans un « cadre ». Une sorte de « couvre-feu » imposé par la pègre.

« Le ciel ne connaît pas l’ironie », dit-on ; ainsi le prix reçu par Soljenitsyne des mains d’un ancien (?) colonel-lieutenant du kagébé a une cause : c’est lui qui avait alerté les apparatchiks sur l’ineptie du régime, et la nécessité de la perestroïka (dans sa Lettre aux leaders). Sur le point d’être expulsé du pays, il s’imagina être en route pour le Kremlin, pour y être enfin écouté ! et voilà que son avertissement a pris corps : la plus grande prison de la terre s’est écroulée, mais on a pu en sauver la fondation, et la « reconstruire ».

Le challenge russe (à la manière de Eugène Zamiatine)
Un jour, un avion vola au-dessus de notre village. Nous l’avions regardé médusés lorsqu’il avait atterri avec des voyageurs qui parlaient une langue pas comme la nôtre et nous crièrent bonjour et guten tag. Puis un bruit terrible s’était fait dans le ventre de cet énorme machin, et il avait roulé sur le champ jusqu’à la falaise et s’était envolé comme un oiseau !
Alors nous avons bâti un appareil ; pareil trait pour trait, comme nos anciens l’avaient mémorisé. Quant aux ailes, on les a faites plus larges, et derrière, on a ajouté de toutes petites ailes à la queue, avec une troisième, verticale, vous voyez ? Alors, le chef de notre tribu, sa famille et tous les anciens, sont montés dans le truc, et nous autres, tous, avons poussé le machin jusqu’à la falaise, de toutes nos forces ! Chose bizarre : la machine-machin ne s’est pas envolée mais a chuté directement dans l’abîme. Aucun de nos sages n’a survécu. La tristesse nous a saisi, sachez-le.
À ce moment difficile, nous vîmes d’autres gens sortir des broussailles. Ils ont pris un air important, et nous avons repris un peu de courage. « Comment est-ce possible que vous n’ayez pas été dans cette machine-là ?, leur avons-nous demandé. – Nous voulions d’abord voir le résultat, dirent-ils. Et voilà, c’est comme ça. Écoutez, les gars, pas la peine de se lamenter. Nous allons vous recenser, et après vous irez au boulot. » Alors les Lilliputiens se sont réjouis d’avoir encore des gens d’esprit parmi eux, et ils ont élu leur chef Lillipoutine. Ils ont commencé à bâtir un autre avion, plus grand et plus chic, avec les ailes deux fois plus longues, pour que cette fois tout le monde y trouve place et pour qu’il s’envole à coup sûr.

Sachez, tricheurs, qu’une matinée de printemps viendra sûrement, et que le ciel étoilé existe toujours.

Et voilà un choc : cette photo de Soljenitsyne recevant le prix. Si la mort était passée la première, avant cette scène, ç’aurait été plus « normal ». Il avait eu une chance de mourir en héros. Maintenant, le sirop de la gloire coulait comme du purin. Faut-il la vouloir, la gloire, ou au contraire, en avoir peur ? Est-ce ce que Dieu s’en fiche, de l’héroïsme ? Est-ce une misérable notion humaine ?

Vladimir Boukovsky, un héros incontestable.
Je me souviens de deux rencontres avec lui, d’abord en 1966, dans un appartement quelconque. Il parlait d’une revue clandestine en train de se former, de vrais généraux qui étaient « avec nous » (il connaissait donc déjà Grigorenko), d’académiciens (donc, Sakharov). Auparavant j’avais déjà vu des généraux et des académiciens d’une race tout autre, alors Boukovsky me parut un peu léger. Puis très vite il tomba dans la trappe, et pendant 7 ans il tint bon dans le goulag. Alors, j’ai cru en lui, dupliquant sur papier fin les sténogrammes clandestins de ses procès, traduisant ses brûlants témoignages sur les hôpitaux psychiatriques pour les dissidents publiés à l’étranger. Enfin, il y eut un rassemblement chez sa mère, en 1974, où le regretté Serge Guenkine nous avait amené, Irène et moi. Devant une chaise vide, se trouvait un verre de vodka couvert d’un bout de pain noir, en l’honneur de Boukovsky interné dans un camp…
La deuxième rencontre eut lieu à la rédaction de La Pensée Russe, qui était alors un journal libre de l’émigration. On venait d’échanger Boukovsky, en secret, contre le secrétaire général du pécé chilien, homme au destin spécial, lui aussi. La rédactrice Shakovskoy voulait prendre une photo, et nous nous sommes serrés en groupe ; j’étais un peu gêné par le fait qu’on nous « plaça ». Il semble que Boukovsky aussi avait le sentiment désagréable qu’on le manipulait. La photo fut ratée.

Un trait du « caractère russe » : il monte dans ma voiture comme passager ; bientôt, il commence à donner des conseils sur le chemin à prendre, il s’étonne que le parcours soit mal choisi, soit trop long, et il ne se calme pas. Mon argument « j’aime passer par cette rue » lui paraît bizarre ; ou encore, « se tromper fait partie de la liberté » le met dans l’embarras. Arriver à destination par un chemin plus court lui paraît une valeur indiscutable.

À l’époque soviétique, la faim culturelle avait atteint un tel degré que « manger beaucoup de tout », un « encyclopédisme » sauvage et « tout savoir » s’étaient développés. La profondeur des connaissances ne pouvait pas les suivre. En Occident, cependant, venait en première place la spécialisation, disons, « normale », où l’intelligence se nourrit de détails et de nuances. Peut être que cette atomisation professionnelle a donné un désir, mieux, une poussée spasmodique vers une entité politique et sociale, qui se manifesta dans l’explosion de mai 1968.


L’État démissionne-t-il ?


Automne 2005 : lui, comment s’appelait-il déjà, avait fait brûler les livres, et ces jeunes brûlent les écoles. Lui, jadis, faisait brûler… et ceux-là ont fait brûler un bus avec un handicapé.
Le couvre-feu pour les jeunes de moins de 13 ans avait été décrété à Dreux en 1997 puis annulé par le Conseil d’Etat. En 2001, le même Conseil avait établi le couvre-feu dans plusieurs villes.
Le Préfet de Seine-Saint-Denis se plaint de « l’insécurité grandissante » (Le Monde, 20 09 06). « La police arrête, voyez-vous, mais les juges les libèrent ». On se prépare aux élections.

« Sociologiquement parlant », il est commode, pour n’importe quel gouvernement, que la vie de la population soit marquée par les craintes, les peurs, les dépressions, les humiliations, un sentiment d’impuissance devant les jeunes vandales, « bien connus des services de police ». L’autorité prend l’auréole du protecteur et du sauveur. Les dangers font s’unir la population autour du pou(voir).

Je m’empresse de terminer Puzzle : M. le bâilleur m’a envoyé l’avis de congé, et louer « comme ça » quelque chose à Paris est impossible, pour les nécessiteux. Evidemment, je me console avec les noms des écrivains qui sont passés par là : Hölderlin, Becket, Bove, H. Miller, etc., etc.

Bien sûr, ces incendies dans les banlieues (ben-lieux ?) ont un contenu social, « des causes » (pour pouvoir causer à la télé ?), entre autres, le « racisme à la française », qui attribue aux ressortissants des anciennes colonies un coin et les y laisse. Ils étaient utiles pour réparer le pays (pour « construire les automobiles », corrige Clo). Maintenant, les robots le font, et les ouvriers saisonniers peuvent rentrer chez eux. Mais il apparaît qu’ils ont eu le temps de faire des enfants et de s’enraciner. La société, cependant, reste impénétrable pour les différents éléments ethniques ; une sorte de « catholicisme normand » entré dans les mœurs. (Un constat sociologique sonne parfois comme une accusation…)
[Une autre lecture possible de l’image : les enfants font brûler ce que fabriquaient leurs parents. Comme s’ils détruisaient leur destin qui n’a pas d’avenir…]
Ou, simplement : la cruauté enfantine jamais émondée, jamais punie, jamais écrasée (oh, non, que dites vous !) grandit en un sadisme d’« amuse-tue »…
Que l’on connaisse les chiffres réels de la délinquance ; que l’on impose leur séparation du milieu juvénile, comme une partie de la deshéroïsation des délinquants (comme le préconise le prêtre salésien Jean-Marie Petitclerc, éducateur de rue.). Pour l’instant, la police de France travaille pour en faire des héros.

L’osmose ? Un domaine de blogs livejournal est acheté par les Russes. Selon la charte du système, il ne devait pas y avoir de publicité sur le blog de base, très pauvre esthétiquement ; dès que l’administration russe est là, elle met sa pub de merde sur tous les blogs, malgré les protestations… Elle s’en fiche…
Les Russes sont partout pareils, ils se fichent de la liberté et de leur propre législation.
Et les Français ? Ils suivent leur grand frère nordique. Prenons Matmut, la fameuse compagnie d’assurance. Elle avait toujours proposé le célèbre bonus malus, une petite réduction annuelle s’il n’y avait pas d’accident. Depuis 2007, il est supprimé sans avertissement ni excuse, parce que, disent-ils au téléphone, il y avait beaucoup de dépenses (entre autres, pour payer leur fausse ( ?) publicité qui envahit Paris…) !
Ils s’en moquent…

Un serial killer a écrit un livre dans sa prison. À peine terminé, il y avait déjà un éditeur qui s’apprêtait à le publier à des millions d’exemplaires. Ils bavaient déjà tous devant un plat si appétissant. Mais le procureur l’a interdit : il serait non éthique par rapport aux familles des victimes. Il est agréable quand même que le show-biz ne soit pas tout puissant avec sa merrrde.

En 1981, on m’a volé mon vélo. On a pris tous ceux qui se trouvaient sur le parking à vélos de la gare de Saint-Georges où les passagers les laissaient et continuaient leur chemin vers Paris en train. Le mien était tout neuf, un Peugeot sportif, rêve de l’enfance soviétique. Choqué, je suis allé au poste de police : « Bonjour. On m’a volé un vélo. – Ben, d’accord, on vole par ici. Et que voulez-vous ? – Porter plainte. – Et pourquoi ? (haussant les épaules) Ah, il était assuré ? Il faut un certificat pour l’assurance ? »
Ç’avait été une razzia : un commando était venu avec un fourgon, et avait nettoyé tout le parking à vélos, une vingtaine d’engins.
Mais la police n’aime pas voir grandir les statistiques défavorables. Pas de constat – pas de crime.

D’ailleurs, cet immobilisme policier est nourri par une sorte d’animosité de la population envers la police. On ne l’appelle que dans les cas « extrêmes ». C’est une tradition « historique ». Sous Louis XIV, la police ne pouvait plus gérer les brigands du bois de Boulogne, alors le roi y envoya l’armée.

Délocalisation, un néologisme perfide. L’entrepreneur liquide son « machin » en France pour entreprendre ensuite dans un autre pays, pauvre de préférence. Là-bas, il va sensiblement moins payer les ouvriers, répondant ainsi à sa vocation éternelle : le capital grandit ; la production est plus « concurrentielle », moins chère, elle prendra le dessus sur le marché par la quantité. Les frères en esprit, les gens d’affaire s’unissent en holdings & trusts. Les produits analogues sont éliminés, et avec eux, les fabricants peu malins. Désormais, la lutte peut s’installer parmi les frères ; économique d’abord, politique, très vite après. Enfin, « la continuation de la politique par d’autres moyens » se profile à l’horizon, qui sera profitable aussi ; les armes coûtent cher, de plus, une main-d’œuvre hautement qualifiée sera nécessaire. Inventera-t-on la relocalisation ?

On disait jadis que la production soviétique était d’une qualité médiocre parce qu’un travail d’esclave, mal payé, n’intéresse pas l’ouvrier. La qualité dépend de l’intérêt, mieux, du plaisir de bien exécuter l’ouvrage. Mais ce plaisir n’accompagne que les premières heures du travail, trois, quatre, peut-être cinq. L’attention de l’ouvrier en dépend.
Un capitaliste aime le profit, qui prolonge son psychisme, socialement. Il est disposé à quitter la France aisée où l’ouvrier est devenu exigeant et résistant. Les structures politiques des partis et du pouvoir ont grandi ici, avec les capitaux s’attribuant le rôle d’arbitre dans les conflits ; elles s’entrelacent et s’amalgament avec le capital industriel et financier par le biais d’investissements (des « comptes suisses » ; des comptines… ).

Donc, il existe un peuple français généralement heureux ; mais il y a des coins et des parcelles de ce même peuple qui vivent chaque jour dans la crainte et dans la terreur. Les vieux dans les maisons de retraite qui entendent parler de l’euthanasie, et tremblent devant une piqûre (je me souviens de 1992-1995 où j’étais visiteur des hôpitaux) ; les vieux et les femmes dans les quartiers où commandent les bandes que la police ne contrôle pas trop ; les soutiens de famille et les personnes de plus de 50 ans (au bord du licenciement…)

Ah, ce mouvement et ce brassage perpétuels ! La crainte et la terreur sacrées me saisissent si je jette, imprudent, un coup d’œil sur « l’humanité tout entière ».
Puis, je pense, bien sûr, à cet océan de souffrance sans voix des foyers pour handicapés, ce désert surpeuplé de tous ceux qui ont soif de choses vraiment simples : pouvoir bouger leurs bras, marcher, manger avec une fourchette, parler librement… mais je n’osais pas le noter, c’est trop intime, ce n’est pas pour un œil froid : les « étrangers », les « valides » ne peuvent pas comprendre, et il est impossible d’expliquer.
J’essaye d’obtenir la permission de ramener un chat au foyer de ma fille en Normandie. Comment dire l’immensité de cette « éventualité » pour les résidents ? Plus grandiose peut-être que la visite de la prison soviétique par Eléonore Roosevelt, décrite par Soljenitsyne, encore dissident. Mais l’administration du foyer ne veut pas de dépenses complémentaires (alimentaires ?) car « ça n’est pas gratis, un chat à soigner ( ?) et à nourrir » (un chat de province, dans les jardins, avec ses souris ?). L’une des souffrances cruelles des handicapés, c’est leur impossibilité de prendre une initiative propre : aller, sortir, prendre, téléphoner… La volonté affamée.
Ah, si je pouvais parler en leur nom ! Donner ma voix aux muets !

La routine et l’aventure s’opposent, certes. Si j’étais médecin et psychiatre, je serais attiré par le cas de Marie, par ce bouquet étrange de problèmes : fille handicapée d’exilés, de parents divorcés, souffrant de crises dites épileptiques, très coopérative cependant, toujours dans le même centre depuis 15 ans, menant une vie intérieure mystérieuse qui la poussa à faire deux « fugues », avec son fauteuil électrique pour aller où, pourquoi, chercher quel refuge ?.. avant de plonger dans son mutisme et sa dépression.

Un étranger, il est intéressant à l’étranger. Une fois en France, il devient étrange, fragment, débr… ép... Mais c’est déjà un autre sujet.

L'indifférence des Français au destin d’un autre Français commence, semble-t-il, si la mort ne le menace plus directement. Dans l’ombre des lois socialistes (sans les guillemets ?) de Mitterrand, les érémistes et chômeurs peuvent fréquenter la piscine municipale et même les courts de tennis. Quant au golf, je n’en suis pas sûr, c’est un sport chic.
Il coûte cher, paraît-il. D’où viennent les sous pour le golf et pour beaucoup, beaucoup d’autres choses ? Si on se limite à des méthodes élégantes, sans effusion de sang, en pleine (l)égalité (ou l n’est pas un article quelconque…). Prenons les fruits et légumes, par exemple (et pas pour les croquer) : depuis l’arrivée de l’euro, les prix ont augmenté trois fois. En même temps, le prix d’achat chez les agriculteurs diminue ! C’est habile, non ? Les fermiers, pour protester, étalent leur production au pied du chef-d’œuvre d’Eiffel, mais ça ne sert à rien : on les force aux « enchères inversées » : à qui demande le moins, les trusts du commerce, eux, achètent. Les nécessiteux mangent un peu moins bien, ils avalent plus de sucre et de protéines industrielles, ce qui augmente le nombre des malades cardio-vasculaires et l’obésité chez les ados (8% ?). Mais on va lutter contre l’obésité, cela rapportera des revenus supplémentaires à une autre catégorie sociale aisée, les médecins. Le cercle se referme.

Les médecins ne perdent-ils pas la tête, d’ailleurs ? Eux qui proposent aux jeunes filles un vaccin contre le cancer de l’utérus, qui se développerait à un âge avancé, pas avant une quarantaine d’années, et donc, jamais encore testé…

Le socialisme français « à visage humain », qui s’intéressait aux démunis et diminués, était politiquement exploitable sur le fond du cruel communisme soviétique. Il attirait l’électorat nécessaire. D’ailleurs, les partis occidentaux n’ont pas des effectifs importants, leur tâche, temporaire, est de mobiliser les électeurs.
Dès l’écroulement du monstre soviétique, le mitterrandisme a l’air de ne pas tenir ses promesses. La droite n’est plus gênée par personne. Même la presse y trouve son compte. Quand elle élabore un sujet, disons, de Sa Majesté le Logement, elle le fait sur commande ; elle a dénoncé les 600 m² d’un ministre des Finances tout frais qui tomba, Dieu sait pourquoi, tout de suite. Il a eu seulement le temps de préfacer l’avis d’imposition, où il a promis d’utiliser raisonnablement l’argent des contribuables. Il est amusant que, pour raisons économiques, sans craindre du ridicule, on a laissé la préface telle quelle (ou, peut-être, pour achever le malchanceux fonctionnaire ?).
Le grave sujet du logement n’a pas été traité par l’Assemblée Nationale. Puisque la presse est une sorte d’industrie avec ses entrepreneurs, ces derniers connaissant bien les « grossistes », les députés. La presse, l’industrie, le pouvoir… Même l’ancien maire de mon arrondissement porte le nom d’une appellation contrôlée d’un champagne et écrit dans le journal de la mairie…

La bureaucratie en Europe aurait pris un nouvel essor avec la « Constitution européenne ». En France, elle n’a pas passé le referendum. Évidemment, l’un de ses buts était de faciliter les délocalisations, c’est-à-dire l’export du capital et des usines, provoquant par là même un chômage grandissant. Le fonctionnement de l’appareil bruxellois n’a pas toujours une transparence enviable. Enfin, la langue du document, mon Dieu ! n’est pas celle de l’Académie, évidemment. On dit que même les 8 % (on sait tout…) des adultes lettrés qui lisent les papiers officiels n’ont pas réussi à la lire.
« Elle est écrite dans la langue du clan, dit une poétesse française. Proposer un document pareil à tout le monde est une sorte de mépris, les Français ne l’acceptent pas ».

La diminution de l’État « en volume ». L’État français se gonfla à la suite du Goliath soviétique et prit de la puissance ; il devait contrôler justement davantage de paramètres qu’au 19 siècle, pour éviter « le modèle soviétique », compris comme la conséquence d’un « capitalisme absolu ». La privatisation occidentale diminue l’État et le prive des leviers de contrôle, car le « capitalisme constitutionnel », de nos jours, a besoin d’une population moins protégée et plus maniable ; sinon, il part ailleurs, ce qui risque d’affaiblir, encore plus, l’État!
L’appareil d’état est encombrant, il se rétrécit pour se sauver ; l’évolution est donc complètement inversée par rapport aux années 30, quand il se préservait en grandissant, pour ne pas devenir « total » à la soviétique. (Question de mesure… aristotélicienne ?)
La privatisation marche de la même façon qu’en Russie : des gens du pouvoir deviennent propriétaires, quoique en France cela se passe sans assassinats commandités. La justice ne les embête pas trop, elle a inquiété quelques… étrangers : un entrepreneur libanais est condamné à une amende… un Américain a été réprimandé dans la presse…



Les principes et les idées : leur rôle en Europe


Est-elle viable, l’Europe, une sans certaine homogénéité des mœurs, sans l’existence d’attitudes proches envers la liberté politique et les droits de l’homme ? Si l’on veut que l’Europe reste le foyer de la civilisation et de la culture et non une « couverture » pour l’activité de la bureaucratie politico-financière... Celle-là fabrique de l’Europe un instrument d’influence et de combat contre… son équivalent américain.
L’Europe est réticente devant les 60 millions de Turcs et, se justifiant, cite la cause des grecs chypriotes. « 400 000 en tout », réplique, avec dédain, le ministre turc. Il ne comprend pas.
Des trahisons à la turque arrivent au sein même du Parlement européen: « Qu’est-ce que cette Tchétchénie, à côté du colosse russe ? », expliqua un député. Un virus de l’ironie… stalinienne dans les mentalités bruxelloises. – « Le Vatican, c’est combien de divisions ? », plaisanta le « cordonnier du Kremlin » recevant Pierre Laval en 1936.
[En 1953, on annonça la mort du dictateur à Pie XII, et le pape dit : « Il saura maintenant combien nous avons de divisions ! »
Son prédécesseur commenta-t-il la plaisanterie de Vauban ( ?) : « Dieu est toujours du côté des gros bataillons »]

« L’empire russe a été détruit par sa propre élite dirigeante, écrivait un historien russe, Pomogaev (†2007 à Tambov). Flattant les ambitions du « leader des slaves », elle entraîna le pays, encore exsangue après la guerre russo-japonaise, dans un nouveau conflit militaire ».
Pourquoi personne ne retient « les leçons de l’histoire » ? Pourquoi s’éleva justement cette élite qui détruisit le pays, et pas une autre, éclairée ? Pourquoi l’« élite » actuelle choisit-elle la même façon d’agir ? Malgré le chaos intérieur et le cauchemar des « tribunaux privés » de la mafia, le « Koursk » reçut l’ordre d’aller vers les côtes lointaines de la Serbie au moment où l’Otan déclencha sa guerre.
Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas pensé que cette guerre anéantirait le désir, à peine éclos, du pouvoir russe, d’imiter les démocraties et d’être « comme eux, là-bas, en Europe » ? Et quand l’Europe déclara les hostilités, elle encouragea, par ce fait même, Moscou à attaquer la Tchétchénie, à accepter un colonel-lieutenant kagébé en guise de président, etc.

Le malheur du voisin, voilà un bon prof d’histoire ! La victoire des bolcheviks en Russie donna à l’élite française d’abord le sentiment qu’il fallait desserrer le poing et partager un peu avec la partie la moins avantagée du peuple français. En 1936, le Front Populaire amena non seulement la journée de 8 heures mais encore les congés payés. Les gens, au lieu d’aller aux meetings, partirent à la pêche. Une détente sociale.

Il y avait une autre leçon de l’histoire, cette fois pour le « subconscient national ». La France, décimée pendant la première guerre mondiale, recruta des ouvriers en Italie et en Pologne, ouvrit ses portes aux émigrés russes. Elle ne participera pratiquement pas à la seconde guerre. Elle essaya d’apaiser Hitler à Munich en 1938, sans succès, et se rendit, finalement, sans trop de dégâts pour la population. Plus tard, elle se libéra de ses complexes, désignant Pétain comme coupable et glorifiant la Résistance.

Dans ces événements à grande échelle, un facteur est présent, impossible à mesurer quantitativement : la vie d’un Français devient chère à la France. Comme si la France existait pour l’existence, libre et heureuse, des Français. Aujourd’hui, en France, il est pratiquement impossible de mourir de faim. Ou de froid, presque tout le monde est sauvé… On discute même s’il est possible de forcer un SDF (plus exactement, un clochard, il y a une nuance de taille) à rentrer dans un espace chauffé, en prévision d’une nuitée de gel !
Alors, de nouvelles « racines et des ailes » ? Le principe de la valeur inconditionnée d’une vie humaine remonte à l’ habeas corpus, à l’immunité corporelle, qui prit, progressivement, toujours plus de place dans l’entourage du « foyer du pouvoir ». Ce cercle libéré grandit, par des luttes et des périls, pour accorder le principe, finalement, à tous, y compris aux étrangers.

Quelques questions qui m’intéressent toujours : la « vaticanisation » (selon le mot de l’abbé Pierre) d’une initiative privée, la transformation d’un élan humain en un institut social où à la place des enthousiastes viennent les salariés. [À Lourdes, « les prêtres de la Grotte » remplacent Bernadette et le curé Peyramale, ils savent assurer « le bon fonctionnement »]

Apparaît la séparation d’un homme – témoin d’une catastrophe – des autres, du « milieu » ; « les autres » ne le comprennent plus, et lui, il ne peut pas expliquer et transmettre. C’est le cas des détenus des camps nazis et communistes, des survivants des guerres, des otages… (il me vient à l’esprit le suicide du photographe Brice Fleutieux, ex-otage en Tchétchénie, libéré en juin 2000 après 8 mois de captivité, †mai 2001).
Boris Cyrulnik formule ce problème comme non réceptivité, ou étanchéité de la culture – par exemple, française – pour l’information sur le Goulag dans les années 50-70. J’y ai goûté en 1965-1966, après mon retour de la « maison des fous » militaire. Apparemment, j’ai eu de la chance, « et tout s’est bien terminé », disait-on. Cependant, entre moi-même et les autres s’était créée une sorte de fossé : « je connais maintenant des choses graves, mais je n’arrive pas à les communiquer : les autres sont trop lisses pour cette in-formation… elle n’accroche pas…»

« L’importance du criminel et l’insignifiance de la victime » dans l’opinion publique, plus précisément dans l’intérêt du public. Une proportion pervertie, même si l’horreur, tout naturellement, entame la compassion et l’élimine, – un des résultats néfastes des médias actuels. La solidarité humaine souffre d’érosion. La détention du criminel apparaît comme une phase de sa « carrière », pas trop terrible…

« Goulags » de vieux, les maisons de retraite où l’on vit bien différemment un débat sur l’euthanasie à la télé, que le public libre. Les pensionnaires perçoivent la possibilité de la loi sur l’euthanasie comme une menace réelle ! « L’inutilité de leur vie » est tellement évidente que, finalement, les vieux n’ont en eux que la vie tout court.

…à l’époque de cette photo heureuse, j’avais l’idée d’essayer « un apprentissage par imitation » car Marie n’arrivait pas à conduire son fauteuil électrique. Il me fallait un deuxième fauteuil que je conduirais moi-même ; ainsi l’enfant handicapée serait rassurée, trouvant son père dans un état semblable. L’imitation inconsciente pourrait se déclencher, comme ça se passe dans la prime enfance : on apprend sans le savoir.
J’avais besoin d’un deuxième fauteuil ; mais on n’en trouva pas, et mes recherches pour en louer un n’ont pas abouti. C’est dommage, car dans mon hypothèse, « tout collait », restait à vérifier en pratique. Peut-être les autres parents seront-ils mieux équipés.
(Tout au long de ce clip, j’essayai de faire parler Marie, mais en vain. Ensuite, je lui fis regarder le petit film et, chose étrange, elle réagissait, elle répondit à mon bonjour enregistré ! Est-ce la télévision qui, occupant une place énorme dans son quotidien, est devenue un interlocuteur favori ? Elle connaît des slogans publicitaires qu’elle répète dans son délire.)

Nous autres, nous avons grandi dans l’État soviétique qui détruisait la culture d’une façon systématique, et pour nous, elle était refuge et maison. On se sauvait dans la culture. Il me fallait venir à l’Ouest pour rencontrer le côté sombre de la culture ; quel choc était-ce de découvrir qu’elle pouvait être cruelle et ignoble ! Je ne savais pas « quoi faire » avec Saló de Pasolini. Finalement, je décidai que ma sensibilité et ma vulnérabilité avaient raison d’être et le droit d’exister ; que la culture était une sorte de jungle où il faut connaître les sentiers pour éviter les blessures.
La culture moderne fonctionne, disons, comme une centrifugeuse : toutes les tendances et tous les modes d’expression sont répartis sur des milliers de supports, qui annoncent la couleur dès la couverture. On comprend vite ce qui nous attend, et on évite certains lieux.

La chose capitale, cependant, la bonne vieille catharsis, n’existe plus. L’art est le lieu de la charrette à bascule de l’individu, qui annonce au monde, dans le meilleur des cas, sa réaction à ceci ou cela. Et c’est encore beaucoup. Le plus souvent, les créateurs informent le monde de leur existence ; l’art est devenu un bottin pour les gens qui cherchent à gagner de l’argent.

La découverte était de taille : pour éviter la guerre en Europe, il fallait faire du commerce ! Produire ensemble l’acier et le charbon ! La lucidité gagna les esprits. Tout le monde se réunit en une Union Européenne. Et maintenant on découvre qu’un commerce dynamique, prometteur, profitable (table de pros ?) exige la concurrence libre, une sorte de match de football perpétuel, enfin, une petite guerre sympa. Sinon, les journaux impriment dans les cervelles « la stagnation ». Pour l’éviter, il faut prôner le dynamisme déjà vu pendant des siècles : des pauvres encore plus pauvres et des riches encore plus riches ! Ce qui crée deux pôles, avec de la tension entre eux ! Toujours plus forte ! Et voilà les premières victimes : on se pend, on se défenestre ; des licenciés, des gens dormant dans la rue.
La petite guerre devient plus féroce… On hausse les épaules : que voulez-vous, c’est comme ça, et en plus, les armes (citoyens, attention !) sont une bonne marchandise. Où va-t-on, on ne sait pas ; quant à la météo, on s’en contente pour les 3-4 jours… quant à l’économie, pour 4-5 ans…

Mais ce n’est pas tout, mesdames et messieurs.
Regardez : l’antilope mange de l’herbe. Le lion mange de l’antilope. La hyène mange du lionceau. Les mouches mangent la lionne, attention ! Le moineau mange des mouches. La buse mange du moineau, au moins. Les puces mangent… au moins, sucent la buse.
Les médias ne sont pas fatigués de raconter et de tracer la chaîne alimentaire dans la nature. Est-ce une commande sociale ? Une suggestion des sociologues ? Les gens regardent la télé et s’appliquent, mentalement, les rôles : « Qui suis-je ? Antilope ou crocodile ? mangé ou mangeur ? » En parallèle, à 20 heures, on injecte dans les esprits la nécessité du libéralisme économique.
Certes, le crocodile terrifie, mais il y a une sorte de nécessité dans son activité : il est prédestiné (par Dieu ?), il est l’infirmier et le fossoyeur de la nature ! Vous n’avez rien contre la nature, n’est-ce pas ?
C’est comme ça. C’est pas nous qui avons créé la nature. La nature et le libre échange sont pareils. La prédestination et la nécessité calment et même charment le public, comme le serpent charme, dit-on, le lapin.
Le dynamisme ! La croissance ! Mauvais est un soldat qui ne rêve pas de devenir un général. Mauvaise est une puce qui ne rêve pas de devenir un kangourou.

La société humaine n’est-elle pas la « structure » des relations humaines, stables et variables ? Vue à partir d’un paramètre, elle peut être considérée comme « mauvaise ». Par exemple, 40% de la population de la Russie vivent dans la misère. Il faudrait changer cette structure, car il n’y a pas de « place » pour un grand nombre de gens ; ils constituent un « lest », qui dégradent les qualités proprement humaines, morales et ensuite, biologiques, ces deux choses étant intrinsèquement liées. « Trop de malheur » use la solidarité et la charité ; le Goulag l’a démontré d’une façon médusante.
L’améliorer, donc ? Comment ? Faire sortir les gens de la structure, comme on fait dans une maison, puis la réparer, puis les refaire rentrer ? « Attendre » quelque part, et puis revenir dans l’habitat renouvelé ?

Quelle utopie ! La réalité est tout autre. On annonce une nouvelle façon d’agir : la loi. En l’observant, dit-on, les choses s’amélioreront, par exemple, l’alimentation de 40 % de « gens en trop » ; ainsi, leur temps et leurs efforts seront sauvés pour une activité socialement valable. Cependant, la loi est édictée par les personnes ayant leur place (souvent convoitée) dans la structure. L’application de la loi est effectuée par eux-mêmes ; elle sera donc appliquée aux autres. L’idée de la légitimité n’a pas pris tout son poids potentiel, puisqu’elle se nourrit de la généralité de la loi. La transgression de la loi par les fonctionnaires n’est pas ressentie comme quelque chose d’amoral ou de sacrilège : « comment être près de l’eau, sans se faire mouiller », disent les Russes, se justifiant.

Un troupeau, donc ? Une meute ou une équipe ? Un territoire de chasse ou une construction ? Le monde des affaires qui chasse un entrepreneur-anarchiste normand. Celui-ci avait visé trop haut : racheter Eurotunnel, se présenter aux présidentielles…
Quant aux petits, on les avale, sans tousser dans la presse : dès le 15 avril, quand la loi ne protège plus les nécessiteux, on voit un peu partout, au pied des immeubles, les meubles des pauvres partants.
Les locataires, naturellement, payent les propriétaires, et ces derniers envoient les paiements directement à la banque ; celle-là sait où les investir et comment les faire fructifier. Tout ce mécanisme pas trop chinois (pas encore) est étudié solidement, avec des calculs et des CAC 40. Pas un seul journal n’existe où on pourrait se moquer de cette solennité : les journaux sont détenus par les entrepreneurs et sont remplis de plumes obéissantes, mieux, d’ordinateurs fidèles jusqu'à la casse (en Chine).

La société ne supporte pas le vide. Là d’où on a chassé le christianisme par les rires et les lois, s’enracine l’islam. Là où étaient la peinture et la philosophie, coulent la TV et le cinéma. Là où trônaient les poètes, se promènent les couturiers et les coiffeurs. Et ils racontent aux millions de téléspectateurs quelle sauce il faut aimer.

Donc, Monsieur T. Comme tout le monde, il a fait ses études pas trop assidûment, mais couronné du bachot quand même, il travaillait avec ténacité comme garçon au restaurant, trouva un bon parti, acheta un immeuble. Et, devenu enfin vampire, il collecte les loyers et les porte à la banque. Cette dernière vend l’argent, c’est-à-dire le donne en usure aux entrepreneurs nouveaux et frais qui fondent des usines dans des pays commodes de par leur misère et leur régime, par exemple, en Chine. Ensuite, ils font venir la production dans leur douce France, le pays de leur enfance ; puisque leur marchandise est fabriquée dans un pays totalitaire, elle est de qualité aussi totalitaire, à savoir, moins bonne, donc on l’achète plus souvent. Si un fer à repasser passait jadis de la mère à la fille, la petite fille achète maintenant un nouveau fer chaque année. Voilà le truc. Quand le fer à repasser trépasse, ce n’est pas une catastrophe, on est un peu agacé, et c’est tout. Quant aux ailes (sans racines) de l’Airbus de fabrication chinoise, c’est une tout autre histoire, mais elle commencera quand les signataires d’aujourd’hui seront déjà en retraite.


Une enfance dans le ventre du Léviathan soviétique


En 1960, encore à l’école, nous avions organisé un groupe révolutionnaire, un « cercle philosophique », de nom officiel. La directrice ne savait pas quelle attitude adopter envers une initiative apparemment positive : c’est quoi, la philosophie ? c’est Marx, Lénine, recommandés et même obligatoires, Sta… ah non, celui-ci avait commis des fautes graves.
Alors, notre « cercle » : Pavel Leonov, Youri Berline, Nikolaï Evstafiev ; et encore des candidats qui ne le savaient pas eux-même, Victor Yasnovski, un copain nommé Géant et un poète reconnu de l’école, Eugène Friedman. Toute l’année nous étudiions, comme on pouvait, la philosophie. Je fréquentais la bibliothèque du Musée d’Histoire afin de lire – ou plutôt, de lutter contre l’incompréhensibilité totale (fatale ?) de Hegel et de Kant. C’était d’ailleurs Lénine qui avait dit : impossible de comprendre la théorie de la révolution si on ne s’est pas approprié l’héritage philosophique.
Maintenant, passons à la pratique ! Car le peuple attendait notre parole et notre premier pas ! J’ai rédigé le texte du tract, Appel aux gens honnêtes. C’était Berline qui s’était chargé de le polycopier parce que sa mamie, Sibor de son nom de famille et copine dans sa jeunesse d’un pianiste de renom, Goldenweiser, possédait une machine à écrire.
Mais une chose se produisit. La mère de Youri avait l’intention de laver son pantalon et, vidant les poches, trouva, imaginez-vous, le projet de l’appel. Quand le fils rentra, la mère tomba à genoux devant lui :
– Prends pitié de ta famille, mon petit Youri ! On te mettra en prison, toi et tes camarades ! Et nous tous, ta famille ! Moi-même et mamie !
Le dangereux texte fut détruit sur place, et Youri prononça la promesse de quitter la terrible organisation. Très gêné, il raconta tout lors d’une assemblée extraordinaire du cercle. Et aussi, qu’il avait donné sa parole d’honneur.
L’événement eut un impact démoralisant sur les autres membres. Notre activité commençait à s’assécher, à se disloquer… Restaient seulement deux implacables, Evstafiev et moi. Mais nous aussi, nous nous inclinions vers les formes légales, opportunistes, de la lutte. On édita « un journal mural », avec des articles parfois piquants. En effet, une délégation de l’administration de l’Éducation d’État (était-il lui même édifiable ? fiable ? diable ?) vint à l’école à la suite d’une dénonciation (de qui ?), pour le censurer et l’interdire. L’adjointe, prénommée la Peste, de la directrice m’arrêta dans le couloir et me dit, en me regardant de ses yeux intelligents et méchants : « Bokov, vous êtes un ironiste ! ». A vrai dire, l’article le plus audacieux parlait d’une assemblée de… baptistes. Dans une énorme fenêtre de leur salle de réunion nous vîmes le vitrail avec les mots Dieu est amour et le décrivîmes dans le journal. Alors, ça ! L’école soviétique ne supporta pas un exotisme pareil.
Cela ne m’empêcha pas de noter dans mon journal intime (quelle tâche ce fut de le cacher à ma mère) : « dans dix ans, nous serons au pouvoir ». Qui étaient ces « nous », je n’en savais rien. Mais ils existaient sûrement, et je commençai à les chercher.
Dix ans plus tard, après une vie follement intense et pleine de risque, il y avait déjà des morts, des prisonniers, des gens brisés ; quant à moi, on me tirait patiemment, comme un poisson, vers la prison.

Les premiers penseurs que je lus et compris furent Herzen et Feuerbach ; leurs livres, je les avais achetés. Un monde différent s’ouvrit – sur des sentiments humains, comparables aux miens, incompatibles avec le gris des journaux et les discours tonitruants des chefs du parti (meilleur, parce qu’unique) qui sortaient Dieu sait d’où et comment. Le passé et les pensées d’Herzen, émigré londonien, sa nostalgie et même – oublié par la censure ? – un mot, marxides, inventé par lui pour désigner l’économiste et son groupe. J’allai à l’Université à la recherche des « nôtres », à la fac de philosophie, évidemment, malgré la résistance de ma mère (« tu finiras en prison… »). Je tombai tout de suite sur un « dissident » (le mot ne circulait pas encore en 1962), un certain Vladimir Joutchkov, qui se mêla d’une mystérieuse « affaire de l’étudiant Panarine » et encourait le risque d’être expulsé de l’Université. « Ce n’est pas facile », fit-il sagement quand je lui annonçai que j’étais venu chercher la vérité. Il aurait pu se moquer de moi, mais non.

J’avais bien passé les examens d’admission mais un problème grave apparut : après mon bachot (« l’attestation de maturité », dit-on en russe), je ne m’étais pas acquitté des deux ans obligatoires de travail (déjà !) « en productivité », c’est-à-dire en usine ou en bureau. Sans ça, mauvais sont les philosophes (soviétiques ?) ! Ma mère entreprit des démarches auprès des instances, et ceci aboutit à un compromis : j’avais été admis aux cours du soir, et ma mère m’avait casé au service de constructions des appareils, subordonné à son Institut des prévisions météo. Le mois de novembre approcha, le jour fameux du 7, on composa les listes des participants à la manifestation festive obligatoire. Ceux qui pouvaient l’esquivaient et déjà apportaient des justificatifs, médicaux ou autres. On ne me demanda pas mon avis : je venais d’être employé, je leur devais cette corvée. « Toi, Alexandre, et toi, Nikolai, vous allez pousser une grandiose maquette d’anémomètre, ses ailes tourneront, ce sera joli à voir, non ? – Écoutez, dis-je à mon chef immédiat, je ne pourrai pas y aller. – Qu’est-ce qu’il y a ? – Vous voyez, je pense que les gens vont à la Place Rouge pour exprimer des sentiments particuliers. Moi, je n’ai pas de sentiments pareils, donc participer à cette manifestation reviendrait pour moi à de l’hypocrisie pure. Et ceci n’est pas bien, n’est-ce pas ? »
Un demi-siècle plus tard je me souviens encore de la mine d’étonnement extrême sur le visage de l’ingénieur en chef, un homme généralement calme. Sa mâchoire tomba, il écarta les bras : « Bon, si vous pensez ainsi… » J’étais parti les jambes légères. Beaucoup plus tard, j’appris du grognement de ma mère qu’elle avait été convoquée au comité du parti : « Savez-vous que votre fils ..? Savez-vous où il va s’il ne vient pas avec nous tous ? » Il semble que l’histoire se termina là mais quelque part mon nom fut mis sur une liste.

Une chose habituelle dans mon enfance moscovite : dans notre petite chambre, quelques amis sont là, invités ; ils parlent, et moi, je m’occupe dans mon petit coin. Soudain, les adultes commencent à couper les phrases, à me montrer des yeux (je le vois dans le miroir). Les gestes signifient : ça, il ne faut pas dire en sa présence, il pourrait le repéter à l’école en bavardant, et de là-bas on informera celui que l’on doit…

De même à la fac. En 1963 on me convoqua auprès de l’adjoint du doyen : « On signale que vous vous permettez des remarques critiques (mon tic ?) à l’adresse du camarade Khrouchtchev… Je commençai à nier, mais son mouchard avait sa totale confiance. – Si vous continuez ainsi, nous serons obligés de nous séparer ». L’année suivante, le petit dictateur avait été renversé par ses camarades. « Que dites-vous maintenant ?, souris-je (à peine…) ayant rencontré le type. – Le Parti ne se trompe jamais ! », coupa-t-il.



Le cosmopolitisme, ou le regard sur la Terre


…le sermon me parut des plus ennuyeux. Je tournai la tête et je vis une dame qui, un quart d’heure auparavant, s’était assise au fond de l’église, le visage hautain et impénétrable. Elle avait changé : elle était en larmes, des taches rouges sur les joues. Il semblait que ce sermon lui était prédestiné, en personne ! J’éprouvai une gêne : encore une fois, je m’imaginais être le nombril du monde.

Détachant le regard d’un livre russe du 19 siècle pour jeter un coup d’œil par la fenêtre sur une banlieue parisienne où des projecteurs éclairant la rue afin de la filmer, je pris conscience que je me trouvais sur le pont étroit et terriblement fragile de mon existence par lequel je passais du monde de la lecture à une réalité toute palpable ; cet imaginaire, dans ma tête, et cette réalité, devant mes yeux, n’avaient d’autre lien que moi-même…
Un cas extrême donc, et lui seul, peut rendre sobre jusqu’à la compréhension. D’habitude, les cas sont bien masqués. Il n’y a pas de lien non plus, par exemple, entre les étudiants de la Sorbonne qui écoutent un cours sur Hegel, et les idées de Hegel. [Ce que j’avance n’est pas évident, non plus.]

En d’autres termes, quel est ce lien ( ??) entre un poète prononçant des sons rythmiquement organisés devant une foule – et cette vibration d’une âme qui, soudainement, aperçoit une lueur dans l’obscurité de l’existence, et se précipite vers elle sans prendre en compte les périls cachés.

Cependant. Les crimes de Djougachvili, de Khrouchtchev (la fusillade des ouvriers manifestant à Novotcherkassk), de Gorbatchev (la mort prévue des réparateurs de Tchernobyl), d’Eltsine (le tir sur le Parlement…, le partage de l’économie parmi les apparatchiks) ne furent jamais exposés devant « tout le monde », jamais ! Jamais l’État russe n’a jugé les crimes des apparatchiks soviétiques. Un corbeau n’arrache pas l’œil à un autre corbeau, disent les Russes.

L’État a ses habitudes dans l’art d’être gouverné comme une voiture, dit-on, s’habitue au style de conduite. Un chauffeur turc (chauffard ?) diffère de l’européen par son tempérament de cavalier ; peut-être est-ce là la cause des multiples accidents !
L’habitude du pouvoir en Russie est différente par rapport à, disons, la France (Dieu merci). Même si le souffle de l’Orient passe parfois sur l’Hexagone : par exemple, la décoration de Poutine avec les insignes de la Légion d’Honneur (j’en frémis encore) peu avant l’assassinat de Politkovskaya et Litvinenko. Cependant, dans cette même France, se trouve en prison Papon, un préfet de police qui a trahi l’État républicain au nom de la subordination hiérarchique. À 97 ans, il ne se reconnut pas coupable, puisqu’il était resté fidèle au gouvernement. Il se trompait fondamentalement : un lien direct doit exister entre un fonctionnaire et les principes démocratiques. Sa subordination ne peut pas annuler ni justifier la rupture de ce lien.

… une célébrité quitte le devant de la scène. Dans une pub pour un best-seller, on ne la cite pas, quoiqu’il l’ait « léché » à la radio. On ne la cite plus.
Avant, il nommait des auteurs inconnus, fier de ce que son nom sorte les leurs de l’obscurité. Maintenant, il applaudit un auteur bien connu, collant son propre nom au sien, se sauvant de l’oubli. Luttant contre le naufrage parmi les foultitudes. Se noyant dans les millions d’autres.

[le Pape de Rome, lui aussi, s’accrocha aux multitudes, prenant des « bains de foules », pour vivre encore un tout petit peu, ne pas disparaître dans l’obscur]


Les cellules cancéreuses de la culture contemporaine


Ne voir que soi-même, partout. Le regard historique devenu impossible. L’art moderne flatte et ment, il montre à l’homme d’aujourd’hui ce même homme qui se voit lui-même dans le passé et dans tous les coins de la Terre, de la Lune et de la Galaxie. La modernité se fabriqua un miroir de tous les matériaux. Et la punition ne tarda pas : impossible de découvrir de la nouveauté. Siècle-narcisse, sa production est minable : il flatte le consommateur pour qu’il se voie lui-même, se reconnaisse et achète. Le consommateur achète ses portraits, où il se voit déguisé en matelot du 19ème siècle, en libre penseur du 18ème, en conquistador du 17ème…Partout la même tête dans le trou du décor à trois sous. Courtisans du kitsch roi, ils courent au concert pour écouter leurs propres applaudissements.

Yourcenar, dans ses Archives du Nord, dit, en parlant de la vie familiale de sa grand-mère : « je pense que le grand-père ne l’a jamais vue nue ». Ce n’est pas étonnant pour le 19 siècle : l’attitude catholique, au sujet de la chair, était dominante. [encore maintenant, les juifs pratiquants doivent accomplir les actes d’intimité dans l’obscurité… les « témoins de Jéhovah » ne doivent pas s’en procurer du plaisir… ]
Dans l’art contemporain, les particularités des époques n’ont plus beaucoup d’importance, et dans le cinéma, plus aucune. On pourrait imaginer que la « vérité historique » ait une valeur de complétion de notre connaissance, en ce qui concerne les temps révolus ; comparer, c’est déjà réfléchir, non ? Mais non : le cinéma, etc. préfère toujours montrer eux-mêmes aux contemporains, les attrapant au même appât du sexe et de la violence. Un moyen sûr de leur mettre la main à la poche. D’autres buts, l’art actuel n’en a plus, semble-t-il.

Le « comme il faut ». Le comme-il-faut des intellectuels parisiens, du business, des fonctionnaires. Alias le conformisme. Pourquoi est-il important d’être conforme ?
Feuilletant l’album des photos de la France libérée : les tankistes, les roses, les sourires. Mais aussi : une femme qui avait une liaison avec un homme-occupant est assise sur un podium, au-dessus de la foule, et on lui rase la tête. Passant devant l’Assemblée Nationale (en avant, mon fidèle vélo taiwanais, en avant, mon vieux !), je ne vois pas cette photo dans la suite pourtant consacrée aux 60 ans de la Libération. Ça ne m’étonne pas : il serait obscène de pendre une photo pareille sur le fronton du Parlement ; mais il serait peut-être déplacé (méchant ?) de poser cette question : quel est le sens de cette moquerie collective d’une personne seule et humiliée, après des années d’horreur nazie ?
[La guerre venait de se terminer, dit Clo, mais elle était encore là, et les lâches sortirent faire la guerre aux femmes, parce qu’ils se sentaient confus, à cause de leur lâcheté. Mais, surtout, détourner les soupçons en accusant les autres…]

On avance 60 000 lynchés (rasées ?) en France libérée. Un film documentaire vient de passer. Insupportable, la vue d’une file indienne (parisienne ?) de femmes qui marchent à travers la foule déchaînée. Des scènes de coups, on les pend par les pieds.
Les bouquets, la jubilation, les baisers.
Empoisonnés par autre chose.
Je n’arrive pas à concilier les deux bouts. À les mettre ensemble dans ma tête.
On comprend, peut-être, que l’on n’invite pas un ou une coupable à la fête qu’elle n’espérait pas. Mais comment est-il possible de jubiler en se moquant ? Ayant humilié quelqu’un, aller jubiler ?

D’ailleurs, pour être franc, j’ai connu un peu la jalousie parce qu’une femme charmante, intéressante, talentueuse, se donna à… un kagébiste ; c’était Annie Ernaux et sa liaison décrite si bien par elle-même dans Se perdre. Cela se ressentait dans mon conte-rendu…

Certes, le langage du quotidien devient diplomatique (à quoi servent les diplômes ?). Il a un avantage, hélas, il ne heurte personne. Il permet l’échange de signes d’appartenance… à un groupe… à un clan… Il assure la transmission d’un signal à son groupe sans alerter les « étrangers ».
Il a un défaut essentiel : il évacue l’ombre même de la contradiction. Il tue l’attention à l’événement. Il crée l’illusion que rien ne se passe, finalement. Il cultive l’esprit de salon. Une illusion se pétrifie en un mensonge.
La contradiction fait avancer, dit Hegel.
[C’est souvent dans la contradiction que germent les solutions, ajoute Clo, philosophe]

Que je devienne lucide et humble… J’ai quitté la Russie… [stop : l’Union Soviétique…] en 1975 ; il me manque, justement, de la connaître physiquement, de me frotter à elle. J’observe le spectacle de loin, les détails sont complétés de temps en temps, par mes amis restés sur place, dont le nombre diminue…
Des « impressions locales », j’en ai eu un peu, en automne 2005 (était-ce le prélude de 1917 ?..) La tension dans l’air, la crainte de la population. Mais voilà : personnellement, pas une seule fois, je ne suis tombé sur une voiture incendiée dans la rue ; je les ai « vues à la télé ». La TV se montra en quelque sorte comme un « incendiaire » des passions, et, ensuite, des véhicules ! La jeunesse trouva son promoteur, elle chercha à remplir l’écran ! en gage d’un futur succès social. [Show-biz, comme instigateur…]
Les émeutes, d’ailleurs, n’avaient pas de « plan de croissance». Le gouvernement attendait, enrichissant ses données sur les meneurs, et l’explosion perdit de sa force d’elle-même. Elle se révéla politiquement profitable : la population se compacta, bien entendu, autour du pouvoir ; celui-ci s’appropria les slogans de l’extrême droite, en « réponse aux souhaits des travailleurs », comme disaient les médias soviétiques.
La justice commença à travailler, rendant la vie des meneurs désagréable, et l’automne 2006 se passa calmement.

« Télévisation » et « journalisation » de la culture : l’attention perd en intensité, l’attention s’érode.
La prolifération de la production « culturelle » rend l’attention mosaïste, dans l’espace de consommation. Cette attention distraite doit beaucoup à l’insignifiance des messages culturels.
Le plus important est qui parle, et pas ce que l’on dit. Les couturiers, les coiffeurs, les parfumeurs philosophent à propos de Harry Potter et du Da Vinci Code.
Les deux problèmes cruciaux des décennies à venir, la modernisation de la dictature en Russie et l’absolutisation du capitalisme en Occident, ne se posent même pas.

Je me suis révolté, naturellement, quand j’ai lu leur galimatias dans le journal, et je voulais m’en moquer. Alors, je commençai à le raconter pour qu’on comprenne de quoi il s’agissait, mais un autre jour est arrivé, et on apporta, dans le journal, un galimatias tout frais. Quant au précédant, tout le monde l’avait déjà oublié.


L’acméisme de la pensée


…ainsi le socio- et bio-logique se sont ouverts à moi. Côté « socio », quand la misère totale s’installa, quand je n’avais plus rien. Mais rien n’existe pas ; je suis devenu riche de ma misère. Une nouvelle attitude des gens se fit jour : pour la majorité d’entre eux, je cessai d’exister. Leur regard sur moi devenait aveugle. Je ressentais ceci physiquement, à la limite du réel : les gens n’étaient pas gênés de raconter en ma présence des choses blâmables et quelquefois même dangereuses pour eux, si elles avaient été portées au grand jour. Vraiment, je n’étais personne au point que mon témoignage aurait été a priori nul.
Alors, j’ai retrouvé leur regard chez moi-même, sur les misérables dont je faisais désormais partie ! Avec leurs yeux, je regardais depuis ma petite place dans la société : universitaire, auteur de livres que j’étais, les mendiants ne m’intéressaient pas, c’était un lieu vide, un non-lieu de contact. Sans moquerie ni mépris qui sont, quand même, une réaction à la présence d’autrui.
Il fut salutaire de quitter les limites de la société humaine, de devenir un homme de no man’s land, et de joindre les deux expériences incompatibles. Constater que les relations humaines sont déterminées par des critères « mécaniques ». Des milliers de récipients vivants grouillent dans les assemblées, les concerts et les villes, pratiquant la religion, la philosophie, la poésie, leurs formes, élégance et solidité diffèrent mais leur contenu reste, essentiellement, le même, le « social ». Voilà leur nourriture et leur vin, qu’ils soient sur les stades ou dans les loges, qu’ils touchent des parachutes dorés ou des pourboires. Tout leur élan consiste en un mouvement vers un étage plus élevé. Le reste n’est que le moyen de locomotion. Certes, on ne dévoilera pas qu’on épouse une fille à cause des sous de ses parents, en vue d’un poste au ministère. On montrera les sentiments du cœur. Comment mesurer, en effet, avec quel thermomètre balzacien, le réchauffement de l’amour pour une héritière d’un village alpestre ?
L’opinion se contente, d’ailleurs, d’un kitch, d’un comme-il-faut, qui usurpe les droits de la réalité. Allez.

La deuxième découverte… le biologique. Il commença à prendre un état épluché, décortiqué, pur, à partir de mes 50 ans et depuis devient toujours plus apparent. Parfois, il devenait plus « fort » que le « social », par exemple, quand un intérêt féminin pénétrait ma misère ; une attention, sans conditions préalables, à moi, homme ; un regard qui suggérait « être ensemble ». On est bien ici. Une soirée sympa. Il y a beaucoup de places vacantes dans la société, et on m’invitait parfois à revenir de mon néant social et à m’asseoir au banquet de la vie.
Mais d’autres choses m’occupaient. Quelquefois, il me fallait me retirer, sciemment. D’ailleurs, les cas devenaient plus rares ; les moments où je pensais que la Providence me forçait à revenir parmi les citoyens n’existaient presque plus. Ceci correspondit à mes 60 ans. Le biologique se tarit. En ce moment là, le souvenir me vint de moi-même jeune et de mon attitude envers les « vieux » : que je les trouvais ennuyeux ! D’autres choses m’attiraient : le théâtre amateur à l’école, où jouait une fille splendide ; ou encore aller à la bibliothèque en compagnie de la copine de l’un de mes amis ; ou encore, aller très loin, ému, peindre l’appartement d’une jolie connaissance. Le moteur des actes, disons, charitables (chéritables ?) restait innommable… inavouable.
Les actions et les attirances perdirent en homogénéité, les doublures et le moteur se dévoilèrent avec (une) clarté : le biologique, « être ensemble », et le social, « plus confortable et en réserve ».

Maintenant, quand l’un et l’autre se séparent, se détachent, que reste-t-il ? Une volonté de retenir le monde dans les limites du pensable, supposant y contenir un sens et une signification, même un « ordre » logique, donc la vérité. Celle-là est l’ordre inébranlable du monde, semble-t-il. Et c’est le dernier qui se détache et cède. Cet ordre, cette ordination, est le dernier cocon de mon existence, autrement dit de ma présence, mentale et psychique, dans le monde. Ma maison dans le monde, ma chambre (de) bonne, que toute ma vie j’ai dû construire et réparer. La vérité, qui prolonge le social, l’une et l’autre, qui habillent mon biologique. Il est nécessaire de rayer ce mon, sinon, je me sens serré, en danger, je me porte mal. Il faut que je bondisse en avant, que je m’arrache de « tout ça », c’est à dire, de ces liens de mort, et que je dise : voilà, je suis dans le besoin d’un Dieu. Il existe, omnipotent, Amour.

…le mutisme de Marie pendant notre souper. Dimanche, la messe à Montligeon. Elle se sent en sécurité et acceptée, elle commence à répéter les paroles du prêtre et de l’assemblée. Quelques contacts spontanés. Le soir, retour au foyer. Marie se fige et retombe dans un mutisme total.
Il est facile de supposer ce qui lui manque : les relations humaines. On n’en a pas. On a un médecin, un « spécialiste ». Celui-ci cherche dans son guide de médicaments et prescrit ceci et cela. Avec les molécules, il essaye de réorganiser « l’état d’âme » pour que Marie n’aie pas besoin des relations humaines. On appelle ça science et médecine. Ca y est, on en a fait une zombie.


Sauver la Russie de la dictature, c’est sauver l’Europe


La liberté politique, c’est quand un citoyen ne craint ni son voisin ni les autorités. Montesquieu. De l’esprit des lois, XI-6

La France des années 50 : l’Abbé Pierre tendit la main aux sans abris. Député de l’Assemblée, héros de la Résistance, fort d’un soutient public. Les communistes parlaient des pauvres mais autrement : « regardez, tant de pauvres et de malheureux ! Laissez-nous prendre le pouvoir, et après tout sera réglé ». L’Abbé n’exigea pas le changement de la distribution du pouvoir. Il proposa aux misérables de s’unir en une association : « Emmaüs ». Ne pas supplier les (frères) humains de se pousser un peu et faire de la place, mais transformer un lieu de décharge en un lieu de vie. La collaboration est basée sur un slogan de solidarité et de compassion : « aide celui qui est plus malheureux que toi ».
La Russie connaît ce type de rencontre. Par exemple, L’Union des Mères de Soldats. Elle apparut au temps de la guerre en Afghanistan et dispose encore d’une influence.

Les obsèques d’Eltsine. Ambiance apocalyptique : l’or de l’iconostase, les barbes blanches et les mitres dorées des popes, Bush et Clinton, Poutine dont la figure commence à s’engraisser. Le désordre grandit.
Comment faire… où est le chemin vers un pouvoir russe plus prudent et réceptif, plus sensible à la proportion de ses réactions, donc, finalement, moins cruel ?
D’abord, créer des précédents de poursuite juridique de criminels, à l’instar de ce qui se passe à La Haye. La Russie n’en a pas eu une seule ! Pour tout un siècle ensanglanté, pas un seul gouvernement n’en ressentit le besoin !
Alors, le monde doit l’aider. À l’exemple de Martin Luther King, « j’ai fait un rêve » (je rêve ?) : un procès international de Gorbatchev, qui envoya, en 1986, vingt mille soldats à une mort certaine, à Tchernobyl, au nom du secret d’état (soviétique). Il n’avait pas honte de parler de la « leçon pour nous tous » qu’était cette catastrophe. Mais la leçon véritable reste à donner : le pouvoir suppose la responsabilité, et pas sur les plages de Hawaï, mais devant le tribunal international, si le national, hélas, fait défaut.

Il nous faut une loi sur la lustration, qui interdirait aux kagébistes d’occuper les postes d’état. L’expérience des ex-satellites soviétiques s’impose. Il est inouï, dans un pays démocratique, que le chef de la police secrète ait le poids d’un ministre. Qu’un ancien kagébiste devienne le président du pays.

D’ailleurs, la pauvreté de la pensée politique est là : l’activité des opposants à Poutine vise la personne et n’a pas de stratégie durable. Est-ce que l’État russe actuel rend impossible toute compréhension ? Certes, c’est le même Léviathan ; mais l’espace de son ventre s’élargit. Avant, il n’y avait qu’une seule sortie (dans le Goulag) ; aujourd’hui, on peut essayer de construire quelque chose d’humain. Avec l’aide de Dieu et de l’Occident : ce dernier a besoin de démarches idéalistes, humanistes, valeureuses… Je rêve… à la King.

…si l’humanisation de la Russie est impossible, il faudra penser au sauvetage de l’ethnie russe. Des millions sont déjà partis à l’étranger. Non comme lors de l’expulsion des juifs de l’antique Israël, mais un départ planifié, préparé, motivé comme l’exodus des irlandais au 19 siècle en Amérique, à cause, dit-on, d’une maladie des pommes de terre. Les Russes partent à cause du pouvoir malade. Les générations futures retourneront en Russie, apportant avec elles l’habitude à la démocratie. [je rêve ?]

Voilà une liste des problèmes russes et de leurs solutions (dissolutions ?)
La cessation de la guerre en Tchétchénie et le retrait des troupes russes.
Une enquête publique sur les assassinats de Politkovskaya, de Litvinenko…
Une enquête publique sur les explosions, dites terroristes, des immeubles d’habitation de Moscou et d’ailleurs. Des enquêtes publiques : sur l’activité d’Eltsine et la transmission du pouvoir à Poutine ; sur les privatisations les plus notoires ; sur l’explosion du « Koursk » ; sur les décisions pendant la crise de Tchernobyl ; sur le début de la guerre en Afghanistan ; sur l’invasion de Prague en 68 ; sur la fusillade de la manifestation ouvrière par Khrouchtchev, à Novotcherkassk en 62 ; sur la terreur kagébiste à Budapest en 56 ; sur la mort de Djougachvili (alias Staline), etc. etc.
Une enquête publique sur le temps soviétique…
Création d’un Institut patronné par l’UNESCO, pour l’étude des régimes totalitaires du 20ème siècle.

En Russie, les forces saines qui pourraient déclencher la guérison manquent. Il faudrait un mouvement international de solidarité qui ne sera pas sans utilité pour la propre vie sociale des autres pays. Beaucoup de problèmes – la corruption, l’appropriation des structures d’état par des groupes ethniques, politiques et/ou économiques, – sont mondiaux. Pour attirer l’attention du monde, il faut un effort inhabituel, personnel, des participants, le sacrifice des intérêts momentanés ; il faut un appel soutenu par le sacrifice de soi ; ainsi les sources profondes de la civilisation chrétienne donneront leur eau vive à notre époque desséchée.

« J’ai fait un rêve », donc, comme disait King. Voilà une esquisse.
Grève de la faim 1001.
Lancée par une ONG, elle durera 3 ans ; ce sera une sorte d’université volante, qui explorera les thèmes mentionnés ci-dessus. Objet d’études multidisciplinaires : sociologiques, philosophiques, politiques, morales… Les participants de la Grève Internationale de la Faim porteront des insignes de la participation à la GIF, où seront gravés les dates de l’abstinence (annoncer un concours artistique, pour les insignes…) ; un lieu de l’abstinence ouvert au public qui fréquente les cours et les expos ; cependant, on ne peut pas se joindre à la Grève spontanément, seulement proposer sa candidature ; un avis médical serait souhaitable (indispensable ?)

… le choix du pays de la GIF… Certains états civils rendent impossible l’arrivée sur place, notamment des prisonniers et des moines… Peuvent-ils être inclus dans le nombre des 1001 participants toujours en abstinence à un moment donné ?
Bien sûr, à l’étape actuelle des discussions on ne parle pas des aspects de la préparation…
Évidemment, le début de l’action créera une atmosphère nouvelle et imprévisible… l’effet de surprise… problèmes de « récupération » de toutes sortes… etc.

Que disent les critiques du projet ? « La contradiction du but et des moyens : l’acquisition du pouvoir est liée à l’augmentation de la consommation ; et vous, vous la diminuez drastiquement… Les partisans d’un futur président se mettent à proximité, espérant l’amélioration de leur statut, y compris le statut culinaire… Le régime actuel a dépassé le brejnévien : il propose un minimum réel de libertés. Avec la centralisation du pouvoir tendant vers une dictature de poche, l’autonomie des gouverneurs a diminué dans les régions, mais leur arbitraire aussi. Poutine est un porte-parole du kagébé et de l’armée, mais lui, il impose aussi la discipline et l’ordre… la discipline de la dictature est préférable à la tyrannie spontanée de la mafia et des groupes, a priori plus sanglante ».

…on m’a soigné la dent, et j’ai perdu l’intérêt pour ce sujet. J’avais l’intention, à titre de consolation, de citer ici le récit d’Eugène Vaguine, comment une de ses dents, malade, avait été soignée par un autre prisonnier politique, Mikheev, parce qu’on ne pouvait pas espérer la venue d’un dentiste dans leur camp de concentration. Il arracha donc la dent avec une tenaille d’électricien (tenaille russe ?). Les deux amis purgeaient 8 ans de réclusion chacun, Vaguine, pour sa participation à l’Union chrétienne de la lutte pour la libération du people ; Mikheev, pour sa tentative de fugue à l’étranger.
Eugène V. me raconta ce « roman de la dent » à Rome, en 1987, dans une pizzeria où je l’attendais : il terminait sa journée de travail à la radio du Vatican.

Je crains terriblement que les kagébistes ne transforment la Russie en une dictature et par ce fait même en cible militaire pour l’Occident. Puisqu’ils ont étouffé la critique et le discours libre, ils n’entendent plus que le bavardage des lèche-culs ; la réalité des choses est repoussée et remplacée par l’illusion. Ils se complaisent, forts et puissants, dans leurs cantines des officiers !
Il faut organiser la résistance, justement, contre cette transformation de la Russie en cible, laquelle serait un régime trop différent de la démocratie occidentale… Munich 1938 et Cuba 1962 ont laissé des lésions…
Ainsi, l’Occident n’amputa pas Milosevic et sa clique d’une façon « chirurgicale », mais il frappa le pays. [Les kagébistes au théâtre moscovite Nord-Ost et à l’école de Beslan : ils ne s’occupèrent pas de séparer les terroristes des autres mais frappèrent tout le monde…]. Qui survit, alors, survit…

La folie officielle : Poutine, en redingote, sur un aérodrome ; le vent souffle, les généraux arborent des visages sérieux (cirés ?), on l’écoute : « …aujourd’hui, à zéro zéro heure de Moscou… quatorze bombardiers stratégiques… ont pris leur envol de l’aérodrome de position…
La bêtise triomphante. La fête des bêtes.
Le « Koursk » explosé ne suffit pas.. Milosevic ne suffit pas… l’Afghanistan, l’Irak… l’Iran… A la télé, on montre la carte aux Européens : la Russie, la Chine, le Kazakhstan, les six de Gasprom… Sur la carte, ça fait un tiers de l’Asie. Plus l’Inde, le Pakistan etc., où les six disposent d’une influence. Pourquoi donc montrer les bombardiers russes, avec cette carte en toile de fond ? À quoi prépare-t-on l’opinion publique ? Évidement, ce « quoi » n’est pas pour demain, mais pour les cinq, dix ans encore du poutinisme… Les têtes moscovites ne pensent pas, ce sont des robots réglés en 1937.
Me réveillant, je pense : « Est-ce possible que Khodorkovski ait été la main de la Providence quand il voulait la présence massive des Américains en Russie (leur cédant 40% de Yukos !), pour créer ainsi un bouclier américain contre une frappe… américaine ?

Seigneur, prends pitié. La Russie n’a pas d’autre défense, après 70 ans de délinquance à l’échelle mondiale, que… d’implorer ton pardon devant l’humanité!
Goliath… a déniché les 14 bombardiers rouillés.
Alors, complétons nos propos : que tout le parlement russe, la Douma (pensée en slavon… alors, qu’ils essayent, merde !) parte en voyage touristique, pour voir et écouter les gens, et pour penser ensuite. Pour voir que les gens vivent partout et que la Russie n’occupe dans les « informations » que dix secondes, et encore en temps de guerre ! Que le monde s’en fiche d’elle !
Les deux épisodes, Munich 1938 et Cuba 1962, valent des paradigmes pour la politique occidentale contemporaine. Ni l’un ni l’autre, l’Occident ne les tolérera plus ; il cherchera à détruire, instinctivement, dans le germe, tels régimes qui sont trop différents de lui et qui le menacent de l’imprévisible.

Tout frais : les manœuvres communes des flottes russe et… vénézuélienne, dans le Pacifique mais… dans la proximité des eaux américaines.

…je remarque que l’esprit critique diminue ma liberté spirituelle…il est temps de mettre


fin ( ? )